Des 31 livres écrits par ce disciple de Cléanthe et comme d’habitude tous perdus, je ne sais donc rien, si j’excepte celui qui a pour titre Sur la semence. Si le maître avait publié Sur le plaisir, en revanche rien de lui sur la génération, qui pourtant, dans le cadre de la physique, est l’objet d’une doctrine ; comme Diogène Laërce rapporte en VII, 159 dans son exposé général du stoïcisme les thèses de l’école sur la semence en en attribuant quelques-unes à Sphaïros, j’ai donc un maigre fragment de son apport :
« Et Sphaïros dit que la semence vient des corps dans leur totalité ; de fait, elle est génératrice de toutes les parties du corps. Ils disent cependant que la semence de la femelle n’est pas féconde. Elle est en effet privée de tension, rare et pleine d’eau, comme le dit Sphaïros. »
Si, comme l’avait écrit Cléanthe la femme peut être aussi sage que l’homme, en revanche la nature féminine ne permet pas de procréer mais de recevoir seulement la semence fécondante. C’est dans le corps de la femme que l’ouvrage de l’homme prend forme, vieille thèse. Mais la semence ne désigne pas seulement le sperme humain, c’est, au plus haut niveau, Dieu lui-même qui n’est pas, comme nous sommes habitués à le penser, cet étrange Esprit infini et éternel qui a créé le monde mais bien la Semence qui ordonne et structure le monde. Aussi étonnant que cela puisse nous paraître, Dieu, alias l’Intellect, alias le Destin, alias Zeus (VII, 135) est un corps qui engendre le monde pensé comme être vivant :
« De même que la semence est contenue dans la liqueur séminale, de même Dieu est la raison séminale du monde. » (136)
On réalise que, même si le Manuel d’Epictète a été, après quelques aménagements mineurs, un ouvrage médité dans les monastères de la chrétienté, la physique stoïcienne et la physique chrétienne, si on peut dire, sont radicalement distinctes. Certes elles ont en commun de penser que le monde a un sens indépendamment de celui que les hommes donnent à leur vie. Sans aucun doute la physique contemporaine a plus d’affinités avec l’épicurisme, pour lequel la réalité n’a pas de raisons mais seulement des causes dépourvues de toute finalité. On ne sait rien de la mort de Sphaïros. Je ne doute pas en tout cas qu’il ait été rusé. On se rappelle comment Ariston de Chios, l’élève hétérodoxe, avait été la victime du vilain tour de Persaïos désireux de réfuter ainsi la thèse selon laquelle le sage n’a pas d’opinions (09-04). A malin, malin et demi : cela semble avoir été la règle de ces cercles stoïciens. A son tour, Ptolémée Philopator, roi d’Egypte et si l’on en juge par l’anecdote monarque philosophiquement éclairé, lui tend un piège de la même veine :
« Une discussion étant un jour survenue sur la question de savoir si le sage pouvait avoir des opinions et Sphaïros prétendant qu’il ne pouvait avoir d’opinion, le roi qui voulait le réfuter (et si, au fond, Ptolémée, tel Antigone Gonatas, n’avait pas agi en philosophe amateur mais en puissant politique, désireux au fond de rabattre le caquet d’un philosophe, auteur comme tant d’autres d’un ouvrage sur la royauté ?) ordonna que l’on servît des grenades de cire (j’imagine la batterie d’artisans mobilisée par le royal projet pour faire ce « trompe-l’-œil-et-la-main-et-le-nez-philosophiques »). Comme Sphaïros s’était laissé prendre, le roi s’écria qu’il avait donné son assentiment à une représentation fausse. Sphaïros lui répondit avec à-propos, disant qu’il avait ainsi donné son assentiment non pas au fait que c’étaient des grenades, mais au fait qu’il était raisonnable que ce fussent des grenades et qu’il y avait une différence entre la représentation compréhensive (le jugement objectivement vrai) et le raisonnable. » (VII, 177)
Il y a en effet une différence nette entre « juger vrai que ces objets sont des grenades » et « juger vrai qu’il est raisonnable, vues les apparences et sous réserve qu’elles soient démenties, que ces objets sont des grenades. » Une dernière anecdote le met à nouveau en relation avec le monarque mais cette fois à travers un intermédiaire :
« Comme Mnésistratos (on ne sait par ailleurs rien de lui) l’accusait d’avoir dit que Ptolémée n’était pas roi, il dit : « Tel qu’il est, Ptolémée est aussi un roi. »
Mnésistratos a-t-il compris la subtilité de cette réponse elliptique ? Si Ptolémée a le titre de roi, il n’en est réellement pas digne. Il est donc un roi sans en être un. Décidément, Ptolémée Philopator a perdu la bataille contre Sphaïros.