Les sceptiques ont été minutieusement attentifs aux différences entre les humains et les animaux. En s'appuyant sur elles, ils ont défendu la relativité des biens et des maux, variables en effet selon les espèces et leurs organes sensoriels :
" Les feuilles de l' olivier sont comestibles pour la chèvre, elles sont amères pour l'homme ; la cigüe est une nourriture pour la caille, elle est mortelle pour l'homme ; le fumier est comestible pour le porc, non pour le cheval ", écrit Diogène Laërce (IX, 79)
Pour en rester au porc, citons encore Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes (Livre I, 14, 56 ) :
" Les porcs trouvent plus agréable de se laver dans la fange la plus puante que dans une eau claire et pure " (trad. Pellegrin, Points, p. 85)
On doit ainsi aux sceptiques d'avoir promu une connaissance non anthropomorphique des animaux.
D' une connaissance anthromorphique de l'animal et plus précisément de ses goûts et dégoûts, on trouve un bon exemple dans la société Chewong (groupe ethnique de langue môn-khmère vivant en Malaisie) :
" Le chien qui mange des excréments sous les maisons est persuadé de dévorer des bananes, tandis que les éléphants se voient les uns les autres comme des humains (...) un Chewong qui endosse le "vêtement" d'un tigre continuera à voir le monde comme humain." (Par-delà nature et culture, p. 46-47, 2005)
Philippe Descola explicite le type de cosmologie en jeu en citant une formule d'une autre ethnie, les Bedamuni, vivant eux en Nouvelle-Guinée :
" Lorsque nous voyons des animaux, nous pourrions penser qu'il s'agit seulement d'animaux, mais nous savons qu'ils sont en réalité comme des humains." (ibid. p.48)
Les sceptiques, eux, ont su penser - et avec raison - qu'il s'agit seulement d'animaux. Et les cyniques ?
Sans former une ethnie (!), les cyniques me paraissent par endroits plus proches des Chewong que des sceptiques. C'est ce que me porte à penser l'anecdote rapportant quel profit Diogène tira de l'exemple d’une souris :
" C'est parce qu'il avait, à en croire Théophraste dans son Mégarique, vu une souris qui courait de tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l'obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficultés dans lesquelles il se trouvait." (Diogène Laërce, VI, 22)
La version de la même histoire rapportée par Élien est encore plus claire du point de vue qui m'intéresse ici :
" Diogène de Sinope, abandonné de tout le monde, vivait isolé. Trop pauvre pour recevoir personne chez lui, il n'était reçu nulle part à cause de son humeur chagrine qui le rendait le censeur continuel des paroles et des actions d'autrui. Réduit à se nourrir de l’extrémité des feuilles des arbres, sa seule ressource, Diogène commençait à perdre courage, lorsqu'une souris, s'approchant de lui, vint manger les miettes de pain qu'il laissait tomber. Le philosophe, qui observait avec attention le manège de l'animal, ne put s'empêcher de rire : sa tristesse se dissipa, la gaieté lui revint. "Cette souris, dit-il, sait se passer des délices des Athéniens; et toi, Diogène, tu t'affligerais de ne point souper avec eux !" Il n'en fallut pas davantage pour rétablir le calme dans l’âme de Diogène " (Histoires diverses, trad. Dacier, 1827) - on laissera de côté la relative incohérence de ce récit : si Diogène ne mange que des feuilles, pourquoi consomme-t-il aussi du pain ? -
Certes je ne prête pas à Diogène de Sinope la croyance que la souris est un humain en vêtement de souris, mais si le philosophe cynique prend comme modèle la souris, c'est précisément qu'il ne la voit pas comme une souris, instance d'un type différent du type humain, mais comme un homme doté de vertus enviables. Dans d'autres anecdotes, ce sera plus difficile de savoir si la souris exemplifie une vertu ou un vice mais elle continuera d'être vue comme un homonculus :
" Devant les souris qui couraient sur sa table, il dit : " Tiens ! Voilà que même Diogène nourrit des parasites !" (VI, 40)
Je ne prétends pas, cela va de soi, que le cynique n'ait pas eu connaissance de l'animalité de l'animal. Reste que dans l'usage philosophique qu'il en fait, il illustre plus l'anthropomorphisme des Chewong que la reconnaissance lucide et sceptique de l' altérité de l'animalité.
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