Cet hérétique peut plaire : au pays des sages, il assure une présence humaine, rassurante par sa médiocrité même. S’il révise la doctrine, ce n’est pas qu’il est emporté par une pulsion doctrinaire, mais qu’il fait simplement, comme presque tout un chacun , l’expérience d’une douleur insupportable. Il prend son seul cas comme règle pour soutenir que si les stoïciens identifient la douleur à un indifférent, c’est parce qu’ils ont eu la chance de ne jamais vraiment souffrir.
« Denys le transfuge a dit que la fin était le plaisir, à cause d’une circonstance pénible : une maladie des yeux (Cicéron parle d’une maladie des reins, la colique néphrétique peut-être) ; souffrant en effet de façon intense, il hésita à dire que la douleur était un indifférent. » (VII, 166)
Denys, représentant de tous les malades et de tous les blessés, parle au nom du bon sens mais je ne suis pas sûr qu’il ait compris la pensée qu’il critique. Classer la douleur parmi les indifférents, ce n’est pas la décrire ; c’est seulement indiquer la valeur qu’il faut lui donner moralement. Que la douleur soit humainement insupportable et qu’elle entraîne à tout faire pour la fuir, jusqu’à s’anéantir, ne veut pas dire qu’il n’ y a pas de plus haute valeur que le plaisir. En effet quel était le philosophe stoïcien qui ne savait pas que l’indifférence réelle à la douleur n’est pas un fait humain mais seulement l’idéal vers lequel doit tendre celui qui veut bien vivre ? La suite de la vie est logique :
« Ayant abandonné Zénon, il se tourna vers les Cyrénaïques : il entrait dans les maisons closes et s’adonnait sans dissimulation à toutes les autres voluptés. » (VII, 167)
Comme le met en relief clairement la référence à la franchise du comportement, la fréquentation des prostituées vaut allégeance à la philosophie des Cyrénaïques, ces penseurs mal connus, qui avaient pour maître Aristippe et qui faisaient du plaisir physique la fin de la vie, le bonheur n’étant compris par eux que comme une série discontinue de plaisirs corporels différents. Les titres des livres d’Aristippe sont immédiatement parlants : A ceux qui lui reprochent d’avoir vin vieux et courtisanes ou A ceux qui lui reprochent le luxe de sa table. Dans le livre II des Vies consacré à Socrate et aux socratiques, Diogène Laërce dépeint un philosophe qui, loin d’en avoir honte, justifie sa vie. Il reconnaît aimer les femmes et fréquenter les prostituées, entretenir Laïs, se parfumer, aimer l’argent et en avoir besoin mais s’il recherche tous les plaisirs, il se présente comme esclave d’aucun :
« Au moment où il entrait, un jour, dans la maison d’une courtisane, comme un des jeunes gens qui l’accompagnaient s’était mis à rougir, Aristippe dit : « Ce qui est mal, ce n’est pas d’entrer, mais c’est de ne pas pouvoir en sortir. » (II, 69 trad. de Marie-Odile Goulet-Cazé)
Ou bien cette autre anecdote, identique dans le fond :
« A ceux qui ne manquaient pas de lui en faire reproche, il disait : « Je possède Laïs, mais je ne suis pas possédé par elle. Car c’est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux qui est le comble de la vertu, non point de s’en abstenir. » (II, 75)
Cet Aristippe n’est pas un viveur ordinaire et il faudra bien qu’un jour je consacre quelques lignes à expliquer pourquoi je juge la conception cyrénaïque du plaisir plus exacte que celle d’Epicure qui l’a emporté pourtant en célébrité. Mais ce n’est point encore le moment, il me reste à méditer sur quelques anciens stoïciens. Je reviens à Denys et j’ai la preuve que cet homme-là ne s’est pas non plus malgré les apparences laissé aller :
« Il se laissa mourir de faim vers les quatre-vingts ans. »
CQFD : il ne faut pas être pris au piège de ces théoriciens déguisés en bons vivants.