Laërce donne 50 titres de livres écrits par Cléanthe et dont il assure qu’ils étaient très beaux. De certains, je devine le contenu. Ainsi le Contre Démocrite devait être une réfutation du hasard au nom de la Providence. D’autres sont transparents car leur titre est la thèse qui y est défendue : Que la vertu est identique pour l’homme et la femme ou Que le sage (peut) pratiquer la sophistique ( ce « peut » entre parenthèses m’intrigue d’autant plus qu’aucune note dans cette édition pourtant savante des Vies ne vient m’éclairer et que Genaille a choisi lui un titre tautologique et rassurant par sa simplification : Que le sage philosophe - un sage grec qui ne philosophe pas, c’est en effet une contradiction dans les termes, comme un cercle carré ou un jour nocturne ! ). Un intitulé, Sur Gorgippe, fait exister pour un instant un certain penseur dont on ne sait rien par ailleurs, alors que d’autres, comme les quatre livres d’Exégèses d’Héraclite, sont consacrés à des célébrités de la philosophie. Beaucoup se réfèrent à des valeurs sûres du stoïcisme ( Sur la liberté ou les trois livres Sur le devoir ) et j’ai l’idée un peu naïve que leur perte n’est pas aussi grave que celle de ceux consacrés à la jalousie, à la réputation, à l’honneur : si ces trois livres avaient été conservés, on ne se contenterait pas de dire que les stoïciens ont condamné la jalousie, ce qui certes n’est guère original (de quel point de vue autre que celui du jaloux pourrait-on en faire l’éloge ? Qui écrira une Apologie de la Jalousie ?) et ont considéré la réputation et l’honneur comme des « indifférents ». Certains titres me semblent déplacés : c’était à un épicurien, me dis-je superficiellement, d’écrire un Art d’aimer ; d’autres me laissent vraiment perplexes : qu’a-t-il pu écrire Sur les géants ou Sur l’hyménée ? Et puis pour finir j’invente des titres : Sur l’argent, Sur Diogène, Sur les esclaves et je m’imagine écrivant un faux livre de Cléanthe ou du moins de substantiels fragments…Faussaire en philosophie, je crois que ça n’existe pas, c’est à inventer, même si ça ne serait peut-être rien de plus que du cynisme mal compris. C’est la monnaie qu’il faut falsifier, pour en dénoncer la valeur, pas la philosophie. Je vais laisser Cléanthe, un peu à regret. Son nom est si important dans la liste des pères fondateurs, mais qu’écrire de plus à son propos ! Sa mort est presque un remake de celle de son maître ; il saute sur la première occasion, qu’il interprète comme un signe du destin, pour se laisser mourir. Genaille donne au prétexte une dimension tout de même inquiétante ( c’est d’après lui une tumeur à la gencive) mais Goulet le réduit à la dimension du doigt cassé de Zénon et ce n’est plus qu’une gingivite ! Ce qui singularise cependant sa mort, c’est qu’à la différence de celle du maître qui était accablé par les maux des vieillards, elle met fin à une vie en bonne santé. La raison de ce suicide est la longueur de la vie déjà vécue, comme si, au bout d’un certain temps, le rôle joué, à toujours être joué identiquement et parfaitement, perdait de son prix. Comme ces morts de philosophes sont irréellement belles ! C’est bien souvent le point final du livre de leur vie. La mort mise comme un point sur un i. Pas de débandade, jusqu’au bout une démonstration. Mais je me rappelle Pascal, plus humain :
« Le dernier acte est sanglant, quelque que belle que soit la comédie en tout le reste » (Pensée 154, éd. de la Pléiade)
On peut compléter par la pensée 134 :
« Ce que les stoïques proposent est si difficile et si vain. »
A ses yeux, si les stoïciens ont eu raison de mettre en relief la grandeur de l’homme, ils ont été aveugles à sa misère. A ce prix-là, ils ont manqué Dieu.