« En philosophant de la sorte et en discutant au Cynosarges, il réussit à se faire appeler chef de tendance (« un chef de secte » écrit Genaille). Miltiade et Diphile furent appelés de fait Aristonéens. Il avait de la persuasion et était fait pour la foule » (VII 161)
La meilleure preuve de l’échec de ce disciple dans sa tentative de devenir à son tour un maître, c’est que dans l’ensemble des Vies et doctrines des philosophes illustres on ne trouve nulle autre mention de Miltiade et de Diphile. S’il y eut au moins deux Aristonéens (« Aristoniens » Genaille), il n’y a pas eu d’aristonéisme. Et pourtant son pouvoir de séduction était grand :
« Ariston de Chios, le Chauve, surnommé la Sirène » (VII, 160)
C’est la première ligne du texte de Diogène, qui commence, par quelques-uns de ses mots, comme un polar ! Genaille, pressé ou perdu, écrit « Siren », rendant du coup incompréhensible le sens du surnom. Je ne suis pas étonné qu’Ariston ait enseigné au Cynosarges ; c’était le gymnase où avait professé Antisthène or, il m’a semblé hier qu’Ariston, en niant l’existence de « préférables », revenait à la simplicité et au radicalisme des cyniques ( à dire vrai, je suis troublé aujourd’hui par cette courte phrase qui m’avait échappé et que Diogène écrit dans le paragraphe consacré aux disciples de Zénon : « Ariston, fils de Miltiadès, de Chios, celui qui introduisit la doctrine de l’indifférence » (VII, 37). Me suis-je trompé en pensant qu’Ariston révisait la théorie des "indifférents" ? Aurais-je dû au contraire la lui attribuer ? Je reste indécis, d’autant plus que Genaille écrit « qui prônait la doctrine de l’indifférence » mais Bréhier rejoint Richard Goulet… Dois-je revoir à la hausse l’image d’Ariston ? D’un coté, ruinant le système, de l’autre, l’enrichissant (je parlais d’appauvrissement…) par la référence aux « indifférents ». Peut-être. (1) Il n’en reste pas moins que sa conception des « indifférents » ne porte aucune marque de la théorie des préférables et demeure tout à fait dans la ligne cynique. ) Ce qui est certain, c’est qu’Ariston finit par se détacher de son maître Zénon, à un mauvais moment, semble-t-il :
« S’étant confié à Polémon (en amont de l’initiation, Ariston se confie aux bons soins du maître de son maître), à ce que dit Dioclès de Magnésie, il déserta, alors que Zénon était tombé dans une longue infirmité. » (VII, 162)
A lire ces lignes, j’ai l’impression qu’Ariston laisse plus tomber un malade qu’il ne change de directeur spirituel. En tout cas, un fidèle de Zénon, Persaïos, s’en prend à lui, comme on va le voir. Ce Persaïos avait un jour été rudement testé par le roi, ami de Zénon :
« Antigone qui voulait un jour le mettre à l’épreuve lui fit rapporter la fausse nouvelle que ses propriétés avaient été dévastées par les ennemis ; devant la mine assombrie de Persaïos, il dit : « Ne vois-tu pas que la richesse n’est pas un indifférent ? » (VII, 36)
Comme c’est bizarre ! Il y a ici un renversement inhabituel des rôles. Le potentat, loin d’être la victime du philosophe, donne en cynique moqueur une leçon au riche stoïcien. En tout cas, Persaïos retient la recette et s’ingénie à mettre Ariston en difficulté :
« Ariston était par-dessus tout attaché à la doctrine stoïcienne selon laquelle le sage n’est pas homme d’opinion (décidément il est bien difficile de savoir si ce disciple est plus fidèle qu’infidèle ! (2)). Persaïos qui était opposé à cette doctrine fit déposer par l’un de deux frères jumeaux une somme chez Ariston, puis envoya l’autre la lui reprendre. Il réfuta ainsi Ariston qui se trouvait embarrassé. » (VII, 162)
Je ne cache pas que l’anecdote me laisse un peu perplexe (quel lecteur m’aidera ?). Je fais l’hypothèse suivante : une opinion (doxa) est un jugement douteux ; or, face à la conduite incohérente du jeune homme (il n’y a du point de vue du philosophe qu’un seule homme qui est venu le voir deux fois), Ariston ne peut pas savoir ce qu’il doit penser de la situation : il a donc seulement une opinion. Le tour est joué ; ceci dit, je ne comprends pas pourquoi Ariston a eu besoin de recourir à des jumeaux. Pourquoi n’a-t-il pas demandé à une seule personne d’avoir avec Ariston une attitude contradictoire ? Robert Genaille, au mépris certes du texte original, écrit lui un texte au sens lumineux :
« Il était fermement attaché à ce dogme stoïcien qui veut que le sage n’ait pas de doutes. Mais un jour, Persée lui amena deux frères qui discutaient d’un dépôt, l’un voulant le rendre, l’autre le garder ; Ariston ne sut que leur conseiller, et se montra ainsi en contradiction avec ses théories. »
Comme les belles, malgré leur infidélité, sont reposantes pour l’esprit !
(1) Ajout du 18-10-14 : plus de doute aujourd'hui ! C'est à Ariston que le stoïcisme doit la doctrine de l'adiaphoria (source : Dictionnaire des philosophes antiques, 1994, vol.1, p.402)
(2) Ajout du 18-10-14 : " en prétendant que le sage n'a pas d'opinion (...), il ne fait que reprendre un dogme de la Stoa" (ibid., p.402). En effet Diogène Laërce écrit dans son résumé du stoïcisme : " on dit encore que le sage n'aura pas d'opinions, c'est-à-dire qu'il ne donnera son assentiment à rien de faux." (VII 121)