lundi 16 décembre 2024

En lisant Italo Calvino (2)

L'entame, hier, de la série de billets consacrés à des commentaires de lecture d' Italo Calvino est pleine d'ambiguïté. Il faut clarifier : je ne veux pas être le énième chantre du " c'était mieux hier " ; plutôt témoigner à ma manière de différences culturelles majeures. Mais c'est facile de déraper, il suffit d'un mot. Pourquoi par  exemple ai-je parlé avec hauteur de " ils " et non pas, plus sincèrement et plus platement, de " nous " ? Je suis modelé comme " eux " par ce monde que je prétends observer. Bon, le mal est fait,  je vais juste prêter plus attention aujourd'hui aux mots que j'utilise.
Mais d'abord pourquoi cette nouvelle de Calvino, plutôt qu'une autre, d'autant plus qu'entre 1949 et 1967, l'écrivain en a écrit douze, intitulées identiquement " L'aventure de... " ? Dans l'ordre chronologique, elles concernent un soldat, un bandit, une baigneuse, un employé, un photographe, un voyageur, un lecteur, un myope, une épouse, deux époux, un poète, un skieur, un automobiliste. Pourquoi ai-je choisi l'aventure du photographe ? 
Sans doute d'abord, parce que l'écrivain dit du personnage central de la nouvelle, Antonino Paraggi, qu' il " ressentait un isolement croissant ". Peut-être est-ce mon cas. Mais pas pour la même raison : en effet, Antonino est un " non-photographe ". Moi, je photographie en amateur, donc je suis comme tout le monde aujourd'hui, mais j'ai appris à photographier à une époque où, pour réussir les photos, on devait s'informer sur ce qui précisément irrite Antonino, soit " l''ouverture d'un diaphragme " ou " le nombre des DIN ". Certes lui s'irrite de " ceux qui magnifiaient (...) ou dissertaient " sur ces sujets. Pourtant je me suis senti proche de ce personnage : bizarre au fond puisqu'il confie " ses sarcasmes à l'égard d'une activité pour lui si peu excitante et manquant à tel point d' imprévu ". En fait Antonino condamne la photographie que j'ai essayé de faire mais avec des expressions qui me vont bien pour condamner les photos qu' "ils " font, enfin que nous faisons nous aussi, pour la plupart, à l'exception des photographes de profession sans doute.
Le troisième paragraphe de la nouvelle nous en dit un peu plus sur l'identité sociale de ce personnage. Ce n'est pas un intellectuel de profession : il exerce " des tâches exécutives dans les services de distribution d'une entreprise de production ". Mais il me ressemble tout de même ; d'ailleurs, s'il n'est pas de métier professeur de philosophie, il est à vrai dire mieux que ça :
" c'était en quelque sorte, par attitude mentale, un philosophe."
Occasion de voir ce qu'est la philosophie pour le narrateur :
" sa véritable passion était de commenter avec ses amis les petits ou grands événements en démêlant le fil des raisons générales de l'enchevêtrement des détails (...) il s'appliquait obstinément pour réussir à trouver des explications même aux faits les plus lointains de son expérience. ".
Je n'y retrouve guère ce que je tiens pour être la philosophie :  en philosophie on ne se centre en effet ni sur les événements (même éloignés de ceux  dont nous faisons l'expérience), ni sur leur explications. Mais c'est vrai qu'on aime " les raisons générales ", ce qui ne veut dire ni " les raisons vagues " ni " vaguement des raisons ". Ici comprendra le lecteur philosophe, le non-philosophe y verra verbiage, sophisme... Mais on a beau écrire un blog, on y perdrait le plaisir d'écrire s'il fallait comme on le doit à l'école tout expliquer à tous.
Il y a un autre trait qui me permet de m'identifier à Antonino Parragi : il cherche à connaître une entité que tout philosophe fréquente assidument, l'essence, précisément dans son cas, " l'essence de  l'homme photographique." Dieu sait que les historiens se moquent souvent des philosophes qui veulent voir plus haut que l'histoire en discernant des essences, alors que, eux, les historiens, ont comme métier d'identifier des différences  séparant dans le temps des entités existantes (telle révolution, tel traité, telle mentalité, etc).
L'essence qu' Antonino recherche, c'est la raison de photographier. Or, selon lui, les raisons données ne sont pas les vraies, les bonnes raisons. Voilà un trait de philosophe : chercher sous l'apparence la réalité (on l'aime moins ce trait aujourd'hui que quand j'ai commencé mes études de philosophie où on se devait pour être à la mode d'être un herméneute du soupçon, précisément soupçonner qu'il faut apprendre à chercher sous les raisons données celles qu'elles cachent). Les raisons données ne satisfont donc pas Antonino :
" certains vantant les progrès de leur habileté technique et artistique, d'autres, au contraire, attribuant tous les mérites à l'excellence de l'appareil qu'ils avaient acheté, capable (à les entendre) de produire des chefs-d'oeuvre même s'il était confié à des mains inexpertes (comme ils déclaraient être les leurs, car là où l'orgueil visait à exalter les vertus des rouages mécaniques, le talent du sujet acceptait d'être proportionnellement humilié)."
Même s'il n'y a plus aujourd'hui de rouages mécaniques dans les machines avec lesquelles nous photographions, force est de reconnaître qu'elles ne peuvent généralement plus autoriser que la seconde des deux justifications envisagées par le narrateur (certes on pourra dire que l'habileté technique réside encore dans la manipulation des commandes de la machine et que l'habileté artistique demeure dans l'usage esthétique des processus machinaux). Reste que notre publicité cultive notre émerveillement à l' égard de l'intelligence non des utilisateurs mais de leurs outils. Et l'orgueil est souvent de posséder cet objet qui est d'autant plus performant qu'il fait excellement ce qu'on avoue ouvertement ne pas savoir faire (c'est au fond le plaisir pris à faire quelque chose qu'on ne pourrait pas faire sans l'objet: le vélo, la voiture et le télescope ont dû donner, au temps de leur invention, des plaisirs de même farine).


dimanche 15 décembre 2024

En lisant Italo Calvino (1)

C'est une nouvelle écrite en 1955, elle a pour titre L'aventure d'un photographe, on peut la lire dans Les amours difficiles (Folio nº 7275). Elle commence ainsi :

" Quand arrive le printemps, par centaines de milliers, les citadins sortent le dimanche avec leur étui en bandoulière. Et ils se photographient."

Ils n'attendent plus le printemps, ni le dimanche et ils n'ont plus besoin de sortir : ils photographient désormais chaque jour et toute l'année, à l'intérieur comme à l'extérieur. Pour sûr, ils continuent de " se " photographier mais " se  " renvoie maintenant autant ou même plus à la personne du photographe qu'aux autres. Or c'est le " geste de l'enfant avec son petit seau " et le " reflet du soleil sur les jambes de leur femme " que Calvino donne comme exemples de photo, associés, c'est vrai, à celle du paysage (" ce torrent des Alpes "). En gros, ils photographiaient alors leur famille et la nature.

" Ils rentrent chez eux contents comme des chasseurs à la gibecière pleine à ras bord, ils passent leurs journées à attendre avec une douce anxiété de voir leurs photos développées."

Ils ne font plus l'expérience du ras bord car il n'y a  jamais de trop-plein, et ils n'attendent rien, sinon peut-être l'occasion de la prochaine photo, de toute façon instantanément là dans sa perfection, le développement papier étant en général sorti des esprits. Ils ne sont plus des chasseurs, car, à la différence de l'expérience de la chasse, il n'y a plus à guetter l'objet de la prochaine photo : leurs munitions sont infinies autant que leurs cibles. S'il y a peut-être anxiété, c'est par rapport non à la qualité de la photo mais à celle de la réception de la photo : ils craignent qu'elle ne soit pas likée. 

"(Anxiété à laquelle certains ajoutent le plaisir subtil de manipulations alchimiques dans la chambre noire, à l'âcre odeur d'acide et interdite aux intrusions des proches) "

Plus d'odeur ni d' obscurité ni de solitude, plus d'évaluation sensorielle, voire sensuelle, des réactions chimiques. Plus de plaisir subtil mais la satisfaction ordinaire et vite oubliée que leurs doigts ont touché comme il faut pour faire varier l'image, variation réversible et cumulable avec une infinité d'autres (" tu as tout, pas besoin de choisir ! "), l'apprentissage de la miraculeuse efficacité en ce domaine s'étant lui-même  réduit à guère plus qu'un instant. 

À ma surprise, à sa description qui évoque un monde passé, l'écrivain ajoute .

" et (ils) ne semblent prendre possession tangible de la journée passée que lorsqu'ils ont sous les yeux leurs photos ; alors seulement (les choses photographiées, cf les trois exemples présentés plus haut) acquièrent l'irrévocabilité de ce qui a été et ne peut plus être mis en doute. Le reste peut bien se noyer dans l'ombre incertaine du souvenir."

Ainsi se termine le premier paragraphe de la nouvelle. Ces dernières lignes m'embarrassent agréablement car je sens que l'objectif de la photo (au sens non d'objet photographié mais de fin visée par elle) n'est peut-être pas devenu aussi obsolète que sa technique et ses conditions. C'est l'expression " possession tangible " qui me retient surtout. Photographier aujourd'hui un plat qu'on va manger, par exemple, ou un tableau célèbre qu'on est allé voir dans quelque musée, n'a-t-il rien à voir avec une prise de possession ? Certes il y a une différence : ce que Calvino note, c'est l'éternisation de quelque chose de rare qu'on ne peut  à cause de sa grande valeur confier seulement à la mémoire, trop fragile. De l'autre côté, comme semble avoir disparu la recherche du  rare et du précieux, sauf peut-être en tant que vaguement évoqués par un " super " qualifiant de fait l'ordinaire et le répétitif, il ne s'agit pas de mise à l'abri de l'oubli mais de possession ostensible et ostentatoire, ouvertement destinée à susciter l'envie, bien sûr douce et amicalement provoquée,  chez le récepteur de la photo, envie qui fera renvoyer à l'envoyeur une autre photo de possession certifiée, comme dans une sorte de potlach du pauvre.

vendredi 1 novembre 2024

Une expérience de bon.ne élève en classe de philosophie.

" Les paroles devenaient de plus en plus légères. Comme tous les jours. Il commençait simplement, puis les paroles s'élevaient ; il devenait difficile alors de le suivre. Si elle se retournait, Inès savait qu'elle surprendrait les yeux ensommeillés de ses compagnes. Elle y verrait, à tout le moins, incompréhension et ennui. Comme tous les jours. Quand les paroles de fray Ossorio devenaient compliquées, elle se savait élue, détachée des autres ; elle seule pouvait suivre et comprendre ses propos. En réalité, fray Ossorio, sans le savoir, ne parlait que... pour elle. Ses paroles étaient comme le pont tendu, chaque matin, entre l' âme d'Inès et la Divinité, comme l'échelle permettant à Inès de s'éloigner, de se perdre dans la félicité, toujours poussée par les paroles de fray , s'y accrochant. Elle savait qu'aussitôt le silence revenu, elle retomberait. Quand l'homélie se terminait, quand fray Ossorio retournait à l'autel et entonnait le Credo, l'âme d'Inès redescendait, retournait sans sa boîte, s'éloignait du Seigneur. Et ce jusqu'au lendemain." (Gonzalo Torrente Ballester, Au gré des vents, 1960, in Les délices et les ombres, p. 399, Actes Sud, 1998)

Il y a aussi des conversions philosophiques qui empruntent moins aux initiations religieuses. Il se peut aussi que le nom de qui profère les paroles-échelle ne soit pas, comme pour Inès, omniprésent dans l'esprit de l'élève, ou nom du professeur écouté ou nom du philosophe lu et médité, mais aussi paradoxal que cela paraisse, il est ordinaire que l'accès à la raison philosophique impersonnelle passe par une seule personne, aux paroles de laquelle l'élève est attentif. Il se peut que l'attraction des paroles s'étende aux gestes, aux intonations, au corps tout entier de qui parle, mais l'illusion du professeur est  de croire que c'est lui qui est aimé : non, il n'est aimé qu'en tant que disant ces paroles, et celles-ci n'ont de prix qu'au sein d'une institution spécifique, dans un monde social donné. 

vendredi 18 octobre 2024

Spinoza : par rapport à qui peut-on être qualifié de lâche ?

Partons de la définition qu' à la fin de la partie III de l'Éthique, Spinoza donne de pusillanimitas, mot que Bernard Pautrat (2023) traduit par lâcheté : elle est clairement relationnelle et exclut que la lâcheté soit une caractéristique intrinsèque de la personne (comme la couleur de ses yeux par exemple ou la capacité de raisonner) :

" Pusillanimitas dicitur de eo, cujus Cupiditas coercetur timore periculi, quod ejus aequales subire audent."

"  La Lâcheté se dit de celui dont le Désir est réprimé par la peur d'un danger auquel ses égaux ont la hardiesse de s'exposer."

Prise en elle-même, la référence aux égaux (aequales) pourrait être énigmatique mais l'explication de cette définition l'éclaire : par égaux, Spinoza entend ici " la plupart des  hommes " (plerique). On réalise que le lâche est d'abord un minoritaire au sein d'une société. Spinoza ne l'a pas envisagé, mais on pourrait préciser, en prenant nos libertés par rapport à Spinoza :  au sein d'une culture, ce qui conduirait à affirmer par exemple que x est lâche dans telle culture et non-lâche dans telle autre. Mais ce n'est pas ce qui m'intéresse ici.
Ce qui est troublant, c'est que, dans le seul autre texte où Spinoza clarifie ce qu'il entend par pusillanimitas, c'est-à-dire dans le scolie de le proposition 51 de la troisième partie de l'Éthique (il n'y a pas d'autre occurrence dans le reste de l'oeuvre), le point de comparaison pour déterminer si quelqu'un est lâche ou non n'est plus la plupart des hommes mais l'auteur de l'Éthique lui-même :

" Ensuite me semblera  peureux (timidus) celui qui a peur d' un mal que je tiens ordinairement pour négligeable (quod ego contemnere soleo), et si en outre je prête attention à ceci que son Désir est réprimé par la peur d'un mal qui ne peut m'arrêter, je le dirai lâche et ainsi jugera chacun."

Il est bien clair que Spinoza n' est ici rien de plus qu' un représentant de l'homme ordinaire. Il s'ensuit que, pour qu'on dispose, malgré la différence entre les deux textes, d'un critère univoque permettant de déterminer la lâcheté, on doit donc présupposer que chacun, en tant que juge pertinent de la lâcheté des autres, appartient à l'ensemble de la plupart des hommes. 
On retrouve exactement le même problème au niveau de la détermination de la hardiesse (audacia, traduit par Pautrat en 1988 par courage, puis en 2023 par hardiesse). Dans la définition de la hardiesse, Spinoza se réfère aux égaux et dans le scolie déjà cité, où il traite aussi de la hardiesse, il se réfère à lui-même.
Mais qu'est-ce qui assure celui qui juge qu'il n'appartient pas à la minorité, mais bien à la majorité ? Ou, plus précisément, qu'est-ce qui m'assure que mon idée que le mal qui contraint autrui à la lâcheté en est un, qui ne pourrait pas m' arrêter, si j'étais à sa place ? Suis-je bien certain de ne pas juger comme un intrépide ? 
Faisons l'hypothèse, vu l'absence de texte spinoziste sur le sujet, que ce qui m'assure que j'ai raison, c'est l'accord de la majorité, le désaccord ou accord d'un autre homme  ayant la même incertitude que mon propre jugement. Dit autrement, qualifier un homme de lâche ou de hardi ne nécessite aucun développement particulier de la raison, pas besoin d' appartenir à l'élite des philosophes pour pouvoir le faire. En revanche, pas possible de surmonter son intrépidité ou sa lâcheté sans avoir développé de manière exceptionnelle la raison (on entend ici par surmonter, transformer la passivité de l'affect en activité de la raison et non pas être dominé par un affect plus puissant que celui dont on désire se débarrasser).






lundi 14 octobre 2024

Spinoza, équivoque sur la cruauté.

À Maxime, qui ne la connaît pas encore !

Y a-il une cruauté objective ? Si c'est le cas, on pourra donner raison ou tort à qui formule un jugement du type " x est cruel avec y ". Consulté sur le sujet, Spinoza ne donne pas une réponse univoque. En fait, crudelitas (que Spinoza donne pour synonyme de saevitia) n'apparaît que deux fois dans le corpus spinoziste : dans l' Éthique et jamais, entre autres, dans les textes politiques - on ne pourra donc pas établir une politique de la cruauté d'inspiration spinoziste -. 
Sa première occurrence est dans la troisième partie de l'Éthique : c'est un scolie d'un corollaire de la proposition XLI. Le corollaire envisage le cas de quelqu'un qui s'imagine aimé d'une personne qu' il déteste. Spinoza déduit de ses thèses antérieures qu'alors cette personne ressentira de manière conflictuelle à la fois de l'amour et de la haine pour celle qui l'aime. Le scolie en question ajoute :

" Quod si Odium praevaluerit, ei, a quo amatur, malum inferre conabitur, qui quidem affectus Crudelitas appellatur, praecipue si illum, qui amat, nullam odii communem causam praebuisse creditur."

Ce que Bernard Pautrat (2022) traduit ainsi :

" Que si la Haine a prévalu, il s'efforcera de faire du mal à qui l'aime, affect qui s'appelle Cruauté, surtout si l'on croit que celui qui aime n'a fourni aucune raison commune de haine."

Dans la note correspondant à ce court texte, Bernard Pautrat relève que " la définition (...) frappe par sa singularité ". Nous reviendrons sur ce jugement. En tout cas, trois conditions  apparaissent : deux  qu'on peut appeler, chacune, nécessaires et, prises ensemble, suffisantes (il faut que la personne soit détestée par nous et il faut qu'elle nous aime), l'autre que j'appellerai aggravante (la cruauté s'aggrave si la personne aimée et détestée est, par rapport à nous, tout à fait innocente). Définie ainsi, la cruauté ne peut pas être identifiée à partir du seul comportement, des seuls actes (par exemple, la nuisance que j'observe pourrait être d'une personne haineuse vis-à-vis d' une autre personne haineuse) ; doivent être prises en compte les intentions et le passé de la relation entre le cruel et sa victime. En revanche ce qui peut être généralement constaté, c'est qu'un tort, un dommage (malum ou damnum) est bel et bien effectif.
Cela dit, même si l'identification de la cruauté est complexe, il est possible de distinguer qui est vraiment cruel de qui ne l'est qu'apparemment (parce que, par exemple, la victime, contrairement aux premières impressions, n'aime pas la personne qui est cruelle à son égard).
Seulement Spinoza ne va pas en rester là et va brouiller les pistes en faisant entrer le jugement " x est cruel par rapport à y " dans l'ensemble des jugements essentiellement subjectifs, donc dépourvus de vérité objective.
En effet, à la fin de la troisième partie, dans les Définitions des affects, Spinoza consacre une deuxième définition, la 38ème, à la cruauté, la voici :

" Crudelitas, seu Saevitia est Cupiditas, qua aliquis concitatur ad malum inferendum ei, quem amamus, vel cujus nos miseret" 
" La Cruauté ou Férocité est le Désir qui excite quelqu'un à faire du mal à qui nous aimons, ou bien à qui nous fait pitié."

C'est un changement radical de perspective : en effet les intentions du cruel ne sont pas plus à prendre en compte que celles de sa victime - pas plus d'ailleurs que l'histoire de leur relation - : tout est désormais dans la relation de l'observateur avec la victime. Si j'aime la victime ou si j'en ai pitié, j'ai certes raison si j'affirme que le tiers qui lui nuit est cruel - car je ressens l'action comme cruelle - mais je n'ai pas raison au sens où tout le monde devrait, en réfléchissant bien, s'accorder sur la réalité de cette cruauté (le seul jugement objectif dans ce contexte est " x est pour z - en l'occurrence, moi - cruel par rapport à y "). En somme, avoir raison dans un tel cas, si on énonce le jugement, c'est juste être sincère (j'aurais tort si je me cachais ou si je cachais à autrui ce que je ressens).
Dans le premier texte, la cruauté est déterminable objectivement par l'analyse d'une double relation, extérieure à l'analyste ; dans le deuxième, elle n'est déterminable que subjectivement, précisément sous deux conditions affectives : l'amour et la pitié (on ne prendra pas ici en compte la complication résidant dans le fait que Spinoza distingue la pitié-commisération de la pitié-miséricorde).
Pour résumé, lisant Spinoza, je ne sais pas si la cruauté est un objet possible pour la raison (texte 1) ou seulement un objet possible pour mes passions (texte 2). Ce qui est singulier, c'est moins la première définition que la coexistence au sein de l'Éthique de ces deux définitions, à la lettre contradictoires.







jeudi 4 avril 2024

Enseigner la philosophie : débarrasser le chêne du lierre qui le parasite ?

On lit dans Lamiel (chapitre 5) de Stendhal le dialogue suivant entre le docteur Sansfin qu'on imaginera professeur de philosophie et Lamiel, qui jouera alors le rôle de l'élève :

" - Et vous-même, docteur, ne craignez-vous pas de m'ennuyer en m'enseignant ce que vous appelez le bon sens ?
- Non, car ce que je vous demande c'est du travail et, dès qu'on y réussit, le travail donne du plaisir et chasse l'ennui. Figurez-vous que de toutes les choses que croit une jolie fille de basse Normandie, il n'en est pas une qui, plus ou moins, ne soit une sottise ou une fausseté. Qu'est-ce que fait le lierre que vous voyez là-bas dans l'avenue sur les plus beaux chênes ?
- Le lierre embrasse étroitement un côté du tronc et ensuite suit leurs principales branches.
- Eh bien ! reprit le docteur, l'esprit naturel que le hasard vous a donné, c'est le beau chêne ; mais tandis que vous croissiez, les Hautemare (les parents adoptifs de Lamiel) vous disaient chaque jour douze ou quinze sottises qu'ils croyaient eux-mêmes, et ces sottises s'attachaient à vos plus belles pensées comme le lierre s'attache aux chênes de l'avenue. Je viens, moi, couper le lierre et nettoyer l'arbre. En vous quittant, vous allez me voir de votre fenêtre, descendre de cheval, et couper le lierre des vingt arbres à gauche. Voilà ma première leçon donnée, cela s'appellera la règle du lierre. Écrivez ce mot sur la première page de vos heures (votre bréviaire), et toutes les fois que vous vous surprenez à croire quelque chose de ce qui est écrit sur ce livre-là, dites-vous le mot lierre. Vous parviendrez à connaître qu'il n'y a pas une des ideés que vous avez actuellement qui ne contienne un mensonge.
- Ainsi, s'écria Lamiel en riant, quand je dis qu'il y a trois lieues et demie d'ici à Avranches, je dis un mensonge ! Ah ! mon pauvre docteur, quelles sornettes vous me débitez ! Par bonheur, vous êtes amusant. "

Un tel professeur de philosophie aujourd'hui serait de son temps, en ce qu'il flatterait l'amour-propre de chaque élève (" chacun de vous est un bel arbre ! "), et très démodé aussi bien par sa confiance absolue dans la raison, appelée ici bon sens. En revanche Lamiel représente une ironie toujours possible, qui pourrait alller jusqu'à dire à son maître : " Et si vos paroles n'étaient, elles, que du gui ? ". 

mardi 13 février 2024

Éduquer et rejeter.

Comment constituer une pédagogie qui d'une part, comme il se doit, favorise le développement du meilleur de chaque élève, en reposant sur une certaine confiance, et d'autre part, respecte la vérité de la dernière phrase de l'Éthique de Spinoza ?

" Omnia praeclara tam difficilia, quam rara sunt." " Tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare. " (traduction de Bernard Pautrat).

On entend par contraste la rengaine ressassée de la garderie à l'université : " Tout ce qui est remarquable est facile autant que fréquent."

En écho au problème posé, ces lignes de Denis Kambouchner à propos du monde des " généreux ", tel que Descartes l'entend :

" Leur société restera donc, non par vocation (comme les critiques récentes de l'humanisme le suggèrent à l'envi), mais par la force des choses, une société partielle et minoritaire." (La question Descartes, Gallimard, 2023, p. 287)

Y aurait-il un mensonge au sein de la pédagogie la plus honorable ? L'association que fait Platon dans La République entre éduquer et cacher, éduquer et exclure est-elle donc inévitable ?

mardi 6 février 2024

De l'oison à la mouche.

Denis Kambouchner, dans La question Descartes (Folio, 2023), examinant le problème de la pensée des animaux, cite ce passage de la lettre à Chanut du 6 juin 1647 :

" C'est Dieu seul qui est la cause finale aussi bien que la cause efficiente de l'univers ; et pour les créatures, d'autant qu'elles servent réciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cet avantage, que toutes celles qui lui servent sont faites pour elle." (p. 271)

Il rapproche ensuite de ce texte quelques lignes de Montaigne (Essais, II, 12) où la créature devient un oison, doté lui d'une conscience égocentrique de l'interdépendance mentionnée par Descartes :

" Pourquoi ne dira un oison ainsi : Toutes les pièces de l'univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le Soleil à m´éclairer, les étoiles à m'inspirer leurs influences ; j'ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il n'est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi ; je suis le mignon de nature ; n'est-ce pas l'homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? c'est pour moi qu'il fait et semer et moudre ; s'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon, et si fais-je moi les vers qui le tuent et qui le mangent."

On notera d'abord que ce dernier texte conduit à penser Épictète, et conséquemment tout stoÏcien providentialiste, aussi naïf qu'un oison, quand il écrit dans les Entretiens I, 16 :

" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire."

Ensuite que l'oison de Montaigne raisonne comme les hommes finalistes critiqués par Spinoza dans l'appendice de la première partie de l´Éthique. 

Enfin, que la mouche nietzschéenne hérite de l'égocentrisme du petit de l'oie montanien :

« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » (Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)

Amusant de relever qu'autant les lignes de Montaigne que celles de Nietzsche ne viennent illustrer la position cartésienne qu'au prix d'une trahison majeure de la pensée de Descartes : leur fable présuppose une conscience de l'animal.


mardi 2 janvier 2024

Kafka et la caricature involontaire de l'apathie stoïcienne.

En 1912, Kafka a écrit un court texte,  intitulé Décisions (Entschlüsse), qui ne fait guère plus qu'une demie-page. Le thème en est l'impossibilité de " s'extraire d'un état misérable " et  la manière de remédier à une telle impossibilité. C'est dans la description de cette solution à l'absence de Solution, si on peut dire, que je vois comme l'ombre déformée et hostile de l'apathie stoïcienne :

" C'est pourquoi le meilleur conseil demeure quand même de tout accepter, de se comporter comme une masse pesante, et si l'on se sent soi-même propulsé par un souffle (sich selbst fortgeblasen), de ne se laisser entraîner à aucun pas inutile, de regarder autrui avec un regard bestial (Tierblick), de n'éprouver aucun remords, bref d¨écraser de sa propre main ce qui subsiste encore fantomatiquement de la vie, c'est-à-dire d'accroître encore l'ultime repos tombal (die letzte grabmässige Ruhe) et de ne plus rien laisser persister d'autre que lui." (Nouvelles et récits, La Pléiade, p.16)

Se dessine ici une ataraxie mi-volontaire, mi-pathologique. En effet, si le stoïcien accepte tout, ce n'est pas à défaut de pouvoir tout fuir. S'il occupe le présent sans crainte ni espérance et n'a plus la légèreté incorporelle de qui vit dans le passé ou dans l'avenir, s'il laisse passer le souffle inévitable des premières émotions pertubatrices et ne compose avec son corps que les actions dues à ses devoirs, il regarde autrui non avec un regard d'animal, inexpressivement, mais avec des yeux humains, certes dépassionnés mais  sans froideur. Ce qu'il écrase de sa propre main, c'est seulement ce qui subsiste encore machinalement de la vie passionnelle non maîtrisée et ce n'est que du point de vue de celui pour qui cette vie empathique, sensible, et emportée est la Vie, qu'on peut dire alors qu'il ne vit qu'à faire le mort.
Tout se passe en somme comme si, sans le vouloir, Kafka prêtait ici sa voix à un défenseur des passions, comme Diderot, par exemple, quand il écrit la cinquième  de ses Pensées philosophiques (1746) :

" C'est le comble de la folie que de se proposer la ruine des passions. Le beau projet que celui d'un dévot qui se tourmente comme un forcené pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir, et qui finirait par devenir un vrai monstre, s'il réussissait." ( Oeuvres philosophiques, La Pléiade, p. 4)

mercredi 13 décembre 2023

Ça commence mal (20 et fin)

MOI : - Vu que c’est notre dernier entretien, j’aimerais savoir comment me faire reconnaître par les philosophes sérieux.
ELLE : - Renoncez alors à imiter les philosophes célèbres qui vous ont sans doute fait aimer la philosophie.
MOI : - ? 
ELLE : - J’imagine en effet que vous avez admiré leur capacité à construire un système cohérent et original portant sur l’ensemble de la réalité.
MOI : - Oui, et comme j’ai été tenté de me servir de tel ou tel système pour me tenir lieu de religion !
ELLE : - Mais comme vous ne cessiez pas de réfléchir, le système élu perdait de sa force, n’est-ce pas ?
MOI : - Eh oui, sans que je ne puisse jamais découvrir le système inébranlable !
ELLE : - En tout cas, si vous voulez percer comme philosophe, surtout n’écrivez pas un traité sur la totalité ou quelque chose du genre. Vous seriez taxé de naïveté.
MOI : - Je dois donc choisir un élément.
ELLE : - Exactement,  et vous écrivez sur lui quelque chose d’élémentaire, pas un livre, mais un article portant sur  un point précis et étroitement défini. 
MOI : - Un point que je souhaite explorer ?
ELLE : - Surtout pas, vous y livreriez toutes vos incertitudes...
MOI : - Et tout mon enthousiasme aussi !
ELLE : - Mais, sans le savoir, l’élan joyeux ne vaut pas grand chose.
MOI : - Je dois donc écrire sur un point que je connais déjà ?
ELLE : - Il faut d’une part que vous sachiez comment la question a déjà été traitée par les autres...
MOI : - Par les autres philosophes ?
ELLE : - Ça dépend de ceux que vous appelez philosophes !
MOI : - Eh bien les auteurs majeurs ou mineurs qu’on étudie à l’Université.
ELLE : - Surtout pas, vous vous couvririez de ridicule ! Non, les autres, ce sont les universitaires du présent et du passé. Par exemple, si vous faites de l’histoire de la philosophie, vous interrogerez la valeur de l’interprétation que Monsieur X ou Madame Y ont donné de telle ou telle interprétation d’un passage d’un vrai philosophe, si vous me permettez l’expression.
MOI : - Donc il faut bien connaître l’oeuvre du philosophe et celle de son interprète....
ELLE : - Sans oublier les autres interprétations et la littérature qui porte sur elles.
MOI : - Mais c’est triste alors, je vais gloser sur des gloses...
ELLE : - En un sens.
MOI : - Et quelle est l’alternative ?
ELLE : - Aborder directement un problème, mais pas un problème existentiel, du genre : la vie a-t-elle un sens ? Ça doit être une difficulté telle que si vous la régliez, mais c’est impossible puisque c’est une difficulté philosophique, la vie n’en serait pas changée.
MOI : - Si je ne peux pas régler le problème et si je ne peux pas, j’imagine, répéter ce qu’un autre universitaire a déjà écrit, que puis-je faire ?
ELLE : - Vous démarquer avec intelligence et originalité,  de telle manière que ceux qui s’attaqueront à la même difficulté n’auront pas d’autre choix que de vous citer.
MOI : - Et si je choisissais plutôt de me faire remarquer par ma vie philosophique ?
ELLE : - Vous intéresserez au mieux votre famille et vos amis.
MOI : - La pratique philosophique n’a donc pas de valeur à  l’Université ?
ELLE : - En effet, c’est par la théorie que vous vous distinguerez !
MOI : - Mais que vaut une vie consacrée aux théories philosophiques ?
ELLE : - C’ est une question à laquelle on répond soit par une opinion, soit par l’enquête morale et métaphilosophique.
MOI  : - Mais la métaphilosophie, c'est de la philosophie ?
ELLE : - On ne peut rien vous cacher !