mardi 25 mars 2025

Le rôle de l'amour-propre dans l'histoire de la philosophie.

Dans la préface de la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer, explique comment lire un livre, le sien,  qui, par définition, ne peut exposer que dans l'inévitable succession des phrases alignées les unes après les autres, un système de pensée organique, qu'il faudrait pourtant pouvoir comprendre instantanément comme un tout vivant pour en saisir la cohérence et l'intelligibilité. Puis il ajoute :

" Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu'étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe)." 

" Malveillant " traduit ici  l'allemand " ungeneigt " qui signifie " peu enclin ; peu disposé ; peu favorable ". L'expression " jemandem nicht ungeneigt sein " peut se traduire par " avoir de la bienveillance envers quelqu'un " (source : dictionnaire Grappin). 
Mais d'où viendrait cette malveillance, ou du moins cette absence de bienveillance, que Schopenhauer attribue au philosophe lisant en somme un concurrent, un adversaire, un rival ?
Il faut lire les premières lignes de cette préface :

" Ce qui est proposé ici au lecteur, c'est une pensée unique (...) Cette pensée est, selon moi, celle que depuis si longtemps on recherche, et dont la recherche s'appelle la philosophie, celle que l'on considère, parmi ceux qui savent l'histoire, comme aussi introuvable que la pierre philosophale, comme si Pline n'avait pas dit fort sagement : " Combien il est de choses qu'on juge impossibles, jusqu'au jour où elles se trouvent faites." (Hist. nat., VII, I.)" (1966, p.1)

La vérité philosophique conçue comme un trésor, Schopenhauer pense donc l'avoir trouvée, aussi l'absence de bienveillance caractérise les autres  philosophes que lui,  blessés dans leur amour-propre à l'idée qu' un autre qu'eux possède déjà le trésor. Si, sur ce point, Schopenhauer a raison, l'absence de bienveillance dans la lecture des philosophes contemporains ou passés peut être une des causes de l'évolution philosophique, je veux dire de la naissance continue de nouvelles philosophies. Pour confirmer ce point, on peut s'appuyer sur le fait que, pour comprendre une philosophie donnée, il ne faut pas lire les rivaux (par exemple, ce que dit Nietzsche de Spinoza est mordant certes, mais en apprend plus sur la philosophie de Nietzsche que sur celle de Spinoza) mais les historiens de la philosophie, qui, eux, ne placent pas leur amour-propre dans l'obtention du trésor, mais dans l'identification de ce qui prétend être un trésor.
Supposons pour simplifier que la philosophie transmise par les textes de Platon soit la première chronologiquement des philosophies transmises : si l'amour-propre et l'absence de bienveillance d' Aristote n'avaient pas guidé l'interprétation qu'il a donnée de Platon, autrement dit, si Platon avait été lu avec bienveillance, ce qui ne veut pas dire bien sûr, sans esprit critique, l'héritage platonicien aurait été vu comme un point de départ à perfectionner et non comme un faux départ.
Quelle qu'ait été la fonction de l'amour-propre dans ce que certains appellent le progrès de la philosophie, cette conception de la philosophie comme trésor à la portée d'un esprit supérieur (passé, présent ou futur) a un coup dans l'aile. Certes, en classe Terminale, cette conception est une croyance qui favorise l'enseignement de la philosophie, et d'autant plus que le professeur croit avoir trouvé, ou fait comme s'il avait trouvé, le trésor en question dans l'oeuvre d'un philosophe donné : les élèves sont alors fiers de sortir de la doxa et de participer à la lucidité du Géant, grâce à l'intelligence de leur professeur. Voilà alors une classe qui tourne bien !
Cette conception de la philosophie comme Sacré Graal reste encore populaire, pour rêver à la philosophie, ou pour la moquer, mais quel chercheur en philosophie la partage-t-il encore ?  Y croire à l'Université rendrait ridicule, tant on a conscience désormais du côté naïf de ce rêve philosophique.
Mais quel rôle joue désormais l'amour-propre du chercheur en philosophie, s'il n'est pas simplement un historien de la philosophie, je veux dire s'il veut participer au progrès de la philosophie se faisant et non au progrès de la compréhension de la philosophie déjà faite ? Généralement l'amour-propre vise à contribuer de manière décisive à  l'amélioration au sein d'une équipe d'une argumentation relative à un problème philosophique particulier, prenant donc comme modèle non le philosophe d'autrefois, impossible à ressusciter mais le scientifique d'aujourd'hui. 
Certes on peut se demander si ce combat prudent et patient pour consolider une position particulière au sein d'une pluralité de positions (dont on sait qu'aucune n'est vraie, mais que chacune est vraisemblable) n'a pas quelque chose de malheureusement très vain.


mardi 25 février 2025

Qui se moquerait aujourd'hui de la grenouille ?

Je me demande quelle leçon contemporaine on peut bien tirer de la 3ème fable du livre I : la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. La lire selon l'usage revient à admettre pour soi une nature indépassable et donc définitivement limitée : la grenouille, condamnée à être " grosse en tout comme un oeuf " court bien sûr à sa perte, en cherchant à augmenter de volume, mais qui peut aujourd'hui voir les différences entre les personnes comme des différences entre espèces animales ? Le faire revient à penser en termes racistes. Même si on reconnaît des différences (de capacités) par exemple, il est délicat désormais de les formuler en termes de supériorité ou d'infériorité ; à supposer qu'on le fasse, on le compensera en faisant miroiter la possibilité de ce qu'on croyait autrefois, dira-t-on, impossible. Si bien que la fable à écrire aujourd'hui se gausserait de la grenouille qui accepte sa condition ou qui se laisse décourager dans sa transformation vers ce qu'elle juge être un modèle.
Reste que la fable peut, mais seulement après mille tentatives et sur fond d'échec confirmé et répété, inspirer l'acceptation de soi, l'amour de ce qu'on est mais il faudra alors mettre le coassement au-dessus du beuglement.
L'obstacle énorme à cette récupération moderne de la fable est dans les trois derniers vers qui naturalisent les différences sociales et prônent une résignation conservatrice :

" Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut des pages."

Ce qui peut rendre pour certains la fable abjecte moralement, c'est qu'elle prend comme allant de soi que le désir d'imiter plus grand que soi non seulement est vain mais en plus ne caractérise que la concurrence à la distinction, au sein des privilégiés. Le bûcheron de la fable nº16 n'est pas dans la course : 

" Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée."

Certes il ne crèvera pas, à la différence de la grenouille mais c'est la mort qu'il appelle, même si en fin de compte il préfèrera vivre en souffrant plutòt que ne plus vivre du tout.
L' élève d'aujourd'hui pensera donc que la fable non seulement condamne le désir de se dépasser mais en plus prend comme allant de soi que la masse des petits ne doit penser qu' à fuir son sort dans la mort.

Cette analyse me mène à penser que notre culture ne fait plus de place à ce vice qu'on appelait l'envie, comme si ne restait plus que le désir toujours légitime d'avoir autant que les mieux dotés. Il est certes possible de dissoudre l'envie dans quelque chose comme la revendication justifiée de l'égalité. Le malade qui, dans un désert médical, veut être aussi bien soigné que celui qui a la chance d'avoir un médecin ne doit pas être qualifié d'envieux, pour sûr. Il y a en effet des avantages qui doivent être universalisés. Ce sont  plutôt les privilèges qui sont les cibles de l'envieux : la personne laide qui rêve d'avoir une beauté sublime ne peut pas plus invoquer l'injustice pour rendre compte de son état, tout aussi peu l'employé mal payé et sans diplôme devrait le faire quand il se compare à qui par ses études a obtenu un salaire plusieurs fois supérieur au sien. Mais ce partage entre envie et souci de la justice se fait toujours difficilement et dans la polémique.



mardi 18 février 2025

Le profiteur déguisé en chercheur de vérité : le renard et le corbeau.

Bien que la première fable de La Fontaine n'explicite pas la leçon, il est facile d'identifier ce dont manque la cigale de la fable : elle est imprévoyante, imprudente. Plus précisément, elle ne prend pas l'avenir autant au sérieux que le présent et court donc le risque de souffrir plus tard. La fourmi est, à l'opposé, l'incarnation de la prévoyance. La fable met donc en garde contre l' hédonisme aveugle. 
Aussi un maître épicurien pourrait en recommander la lecture à ses disciples : être heureux ne veut pas dire tirer le plus de plaisir de chaque instant. 
Je me demande en revanche si la fable pourrait être retenue par un enseignement stoïcien, sachant que ce dernier encourage l'effort et qu' Hercule (et ses travaux) a été un modèle de cette philosophie. Il faudrait donc que la fourmi soit herculéenne en miniature et que la cigale exemplifie le laisser-aller : or la fable dit seulement la continuité imperturbable de son chant et le lecteur sait en général que c'est sa nature de cigale qui s'exprime par cette " musique ". De même, la fourmi fait ce qu'elle doit en accumulant. Aucune des deux activités n'est donc signalée comme peine ou comme passe-temps. 
On dira cependant que, dans les remarques de la fourmi, transparaît le mépris pour l'activité de la cigale, chant et danse apparaissant à ses yeux comme des divertissements. Alors pourquoi ne pas mettre finalement la fourmi du côté de l'homme qui fait ce qu'il doit, ce qui est convenable (travailler pour vivre) et l'opposer à l'homme qui n'a pas la force de faire ce qu'il est convenable de faire (d'abord travailler, se divertir ensuite) ? On pourrait en fin de compte enrégimenter la fable dans l'arsenal du pédagogue stoïcien. 

Mais quel usage philosophique faire de la seconde fable, Le corbeau et le renard ? C'est très simple, vu qu'elle met ouvertement en garde contre la flatterie : en effet, que l'enseignement soit platonicien, ou stoïcien ou épicurien ou autre (il suffit au fond que l'enseignement en question se propose de convertir un disciple à une vérité nouvelle, quel que soit son contenu), il est toujours utile au maître d'avertir l'élève qu'il court le risque de rencontrer un flatteur qui lui nuira en l'assurant qu'il sait déjà tout ce qu'il doit savoir et que ce serait donc à lui, le flatté,  de donner des leçons. 
Ce qu'il est plus difficile de déterminer dans cette nouvelle fable, c'est ce dont manque le corbeau. Le renard, lui, est tout d'une pièce en effet : il est rusé et totalement dépourvu de remords. En effet la leçon qu'il donne doit encourager le corbeau non pas à ne pas flatter mais à ne plus être victime des flatteurs. Ce renard transmet une leçon de Realpolitik en somme, laissant à l'oiseau deux options : la première, déjà dite, revient à se mettre à l'abri des flatteurs ; la seconde, non dite mais pas exclue par le texte, consiste à se conserver, à se développer en obtenant à son tour des biens grâce à la flatterie.
Mais revenons au corbeau : qu'a-t-il fait de faux ? S'il s'était contenté de jouir de la flatterie visant son plumage, il n'aurait rien perdu car il n'aurait pas ouvert le bec. S'il a laissé tomber son fromage, c'est par ce qu'il a voulu vérifier l'hypothèse ouverte par le renard qui, au fond, est un flatteur particulièrement habile parce qu'il accroît son pouvoir en se présentant comme ne sachant pas, par un scepticisme simulé, qui n'a aucune fin théorique (mieux connaître) mais une seule fin pratique (mieux vivre). L'erreur du corbeau est donc de croire que le renard cherche la vérité sur lui, alors qu'en fait il ne cherche que le profit pour soi. Le corbeau manque donc d'intelligence, comme il est dit dans la fable de Phèdre du même nom :

" Le corbeau dupé gémit de sa stupidité. Ceci montre combien l'intelligence a de valeur." (Fables, Hachette, 1929, p. 16)

Le corbeau prend le renard pour un chercheur et veut l'aider dans sa recherche de vérité, sans voir qu'il n'est qu'un profiteur qu'il va, malgré lui, aider dans sa recherche de profit. 

Reste que ce désir de contribuer à une recherche mal comprise quant à ses fins ne suffit pas à expliquer l'échec du corbeau : son erreur de base, qui est la condition du succès de la tactique du renard, est de ne pas avoir appliquer le principe de contradiction, si on peut dire ; ce principe commande qu' ou on ouvre la bouche et perd le fromage, ou on ferme la bouche et garde le fromage. Emporté par son désir de plaire (autre élément essentiel sans lequel le corbeau n'aurait pas participé à la vérification de l'hypothèse du renard), le malheureux " phénix " pense qu'il peut avoir le bec ouvert (pour chanter) et fermé (pour conserver le fromage). Reste à s'interroger sur la cause de cette erreur : est-ce le plaisir de la flatterie visant le plumage qui le conduit à une réflexion précipitée (" je vais donc ouvrir le bec ") ou la flatterie n'a-t-elle d'effet que parce que l'intelligence du corbeau est limitée et éclaire mal les conditions de ses actions ? Je penche d'abord pour le premier élément de l'alternative :

" À ses mots le corbeau ne se sent pas de joie, 
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laissant tomber sa proie."

Le corbeau manque certes d'intelligence, mais cette intelligence n'est pas celle des moyens en vue d'atteindre ses fins propres, c'est l'intelligence de soi : pas assez lucide sur le plaisir qu'il prend à entendre dire du bien de soi, il ne sait pas les effets désastreux de ce plaisir sur ses capacités cognitives.

La leçon de la fable est donc : méfions-nous des faux chercheurs qui nous font déraisonner, tant nous nous aimons.
On pourrait en somme choisir cette fable pour illustrer la proposition 55 de la quatrième partie de l'Éthique de Spinoza :

" Maxima superbia, sive abjectio est maxima sui ignorantia."

" L'orgueil maximal, comme la dépréciation maximale de soi, est l'ignorance de soi maximale." (traduction personnelle)


lundi 17 février 2025

La cigale et la fourmi aujourd'hui ?

Je me demande si on apprend encore à l'école la première fable de La Fontaine, La cigale et la fourmi. Si c'est le cas, la fourmi doit être jugée bien sévèrement et la leçon donnée à la cigale de se retenir de faire ce qu'elle aime et sait faire (chanter) au moment opportun pour cela (l'été) est sans doute devenue incompréhensible. 
Et qui peut encore penser le chant (il est, d'après les commentateurs autorisés, la métaphore de la poésie - de la littérature, voire de l'art tout entier ? - ) comme une activité privée, strictement personnelle, sans bénéfice pour une société, même de fourmis ? 
Et cette bise qui souffle dès le quatrième vers, n'évoque-t-elle pas aux jeunes élèves les catastrophes naturelles,  associées alors à un " devoir de solidarité " que la fourmi devrait avoir honte de ne pas respecter ? 
C'est donc à la fourmi qu'il faut donner une leçon : elle ne représente plus le modèle, mais l'anti-modèle. On peut même aller jusqu'a faire de la fourmi la métaphore de la cupidité capitaliste, dont d'ailleurs la cigale, étonnamment, sait parler le langage quand elle promet à l' usurière, à l'esprit de banquier, le remboursement de la dette : " intérêt et principal ".

On opposera à cette lecture qui fait de la fourmi une légitime donneuse de leçon une interprétation apparemment plus subtile, basée sur les deux vers : 

" La Fourmi n'est pas prêteuse ;
C'est là son moindre défaut." . 

Il allait par exemple de soi pour Jean-Jacques Rousseau dans l' Émile que l'ironie supposée de ces deux vers revenait à faire de la cigale le modèle à proposer au lecteur ; s'adressant au fabuliste, il écrivait :

" Vous croyez leur donner la cigale pour exemple "

Il est amusant sur ce point de remarquer que la réaction de l'élève, imaginée par  Rousseau, est exactement l'opposée de celle que j'attribue aux élèves d'aujourd'hui :
 
" et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier, ils prendront toujours le beau rôle : c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel."

En revanche la sensibilité du philosophe nous est très familière et parente de nos " réactions spontanées" généreuses : 

" Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.".

Sauf que cette interprétation qui rapproche le sens de cette fable de notre morale ordinaire aujourd'hui n'est en vérité pas défendable, du moins si l'on en croit l'article très convaincant de Patrick Dandrey https://www.persee.fr/doc/lefab_0996-6560_1998_num_10_1_1024.
En effet, selon lui, prêteuse ne veut pas dire génereuse mais usurière. C'est l'esprit usurier que La Fontaine condamne et donc aussi le discours favorable au prêt que tient la cigale ! Le fabuliste ne dénonce pas l'absence de générosité de la fourmi mais au contraire loue son absence d'esprit banquier, critique en accord avec la morale chrétienne de l'époque. Mais alors il n'y a plus moyen de réconcilier la leçon du fabuliste avec les attentes morales des élèves, pour la raison que l'idéologie moderne approuve à la fois et la générosité (dont La Fontaine ne fait pas l'éloge, dans cette fable du moins) et l'argent facile (combien d'élèves ai-je rencontrés rêvant d'être traders !).

Pour résumer, la morale de cette fable, fidèle à celle d' Ésope, revient à condamner sèchement l'imprévoyance. On peut penser qu'elle ne conviendra pas aux jeunes esprits : ils penseront que La Fontaine aurait dû écrire :

" La Fourmi n'est pas prêteuse ; 
Mais elle est généreuse."  



lundi 16 décembre 2024

En lisant Italo Calvino (2)

L'entame, hier, de la série de billets consacrés à des commentaires de lecture d' Italo Calvino est pleine d'ambiguïté. Il faut clarifier : je ne veux pas être le énième chantre du " c'était mieux hier " ; plutôt témoigner à ma manière de différences culturelles majeures. Mais c'est facile de déraper, il suffit d'un mot. Pourquoi par  exemple ai-je parlé avec hauteur de " ils " et non pas, plus sincèrement et plus platement, de " nous " ? Je suis modelé comme " eux " par ce monde que je prétends observer. Bon, le mal est fait,  je vais juste prêter plus attention aujourd'hui aux mots que j'utilise.
Mais d'abord pourquoi cette nouvelle de Calvino, plutôt qu'une autre, d'autant plus qu'entre 1949 et 1967, l'écrivain en a écrit douze, intitulées identiquement " L'aventure de... " ? Dans l'ordre chronologique, elles concernent un soldat, un bandit, une baigneuse, un employé, un photographe, un voyageur, un lecteur, un myope, une épouse, deux époux, un poète, un skieur, un automobiliste. Pourquoi ai-je choisi l'aventure du photographe ? 
Sans doute d'abord, parce que l'écrivain dit du personnage central de la nouvelle, Antonino Paraggi, qu' il " ressentait un isolement croissant ". Peut-être est-ce mon cas. Mais pas pour la même raison : en effet, Antonino est un " non-photographe ". Moi, je photographie en amateur, donc je suis comme tout le monde aujourd'hui, mais j'ai appris à photographier à une époque où, pour réussir les photos, on devait s'informer sur ce qui précisément irrite Antonino, soit " l''ouverture d'un diaphragme " ou " le nombre des DIN ". Certes lui s'irrite de " ceux qui magnifiaient (...) ou dissertaient " sur ces sujets. Pourtant je me suis senti proche de ce personnage : bizarre au fond puisqu'il confie " ses sarcasmes à l'égard d'une activité pour lui si peu excitante et manquant à tel point d' imprévu ". En fait Antonino condamne la photographie que j'ai essayé de faire mais avec des expressions qui me vont bien pour condamner les photos qu' "ils " font, enfin que nous faisons nous aussi, pour la plupart, à l'exception des photographes de profession sans doute.
Le troisième paragraphe de la nouvelle nous en dit un peu plus sur l'identité sociale de ce personnage. Ce n'est pas un intellectuel de profession : il exerce " des tâches exécutives dans les services de distribution d'une entreprise de production ". Mais il me ressemble tout de même ; d'ailleurs, s'il n'est pas de métier professeur de philosophie, il est à vrai dire mieux que ça :
" c'était en quelque sorte, par attitude mentale, un philosophe."
Occasion de voir ce qu'est la philosophie pour le narrateur :
" sa véritable passion était de commenter avec ses amis les petits ou grands événements en démêlant le fil des raisons générales de l'enchevêtrement des détails (...) il s'appliquait obstinément pour réussir à trouver des explications même aux faits les plus lointains de son expérience. ".
Je n'y retrouve guère ce que je tiens pour être la philosophie :  en philosophie on ne se centre en effet ni sur les événements (même éloignés de ceux  dont nous faisons l'expérience), ni sur leur explications. Mais c'est vrai qu'on aime " les raisons générales ", ce qui ne veut dire ni " les raisons vagues " ni " vaguement des raisons ". Ici comprendra le lecteur philosophe, le non-philosophe y verra verbiage, sophisme... Mais on a beau écrire un blog, on y perdrait le plaisir d'écrire s'il fallait comme on le doit à l'école tout expliquer à tous.
Il y a un autre trait qui me permet de m'identifier à Antonino Parragi : il cherche à connaître une entité que tout philosophe fréquente assidument, l'essence, précisément dans son cas, " l'essence de  l'homme photographique." Dieu sait que les historiens se moquent souvent des philosophes qui veulent voir plus haut que l'histoire en discernant des essences, alors que, eux, les historiens, ont comme métier d'identifier des différences  séparant dans le temps des entités existantes (telle révolution, tel traité, telle mentalité, etc).
L'essence qu' Antonino recherche, c'est la raison de photographier. Or, selon lui, les raisons données ne sont pas les vraies, les bonnes raisons. Voilà un trait de philosophe : chercher sous l'apparence la réalité (on l'aime moins ce trait aujourd'hui que quand j'ai commencé mes études de philosophie où on se devait pour être à la mode d'être un herméneute du soupçon, précisément soupçonner qu'il faut apprendre à chercher sous les raisons données celles qu'elles cachent). Les raisons données ne satisfont donc pas Antonino :
" certains vantant les progrès de leur habileté technique et artistique, d'autres, au contraire, attribuant tous les mérites à l'excellence de l'appareil qu'ils avaient acheté, capable (à les entendre) de produire des chefs-d'oeuvre même s'il était confié à des mains inexpertes (comme ils déclaraient être les leurs, car là où l'orgueil visait à exalter les vertus des rouages mécaniques, le talent du sujet acceptait d'être proportionnellement humilié)."
Même s'il n'y a plus aujourd'hui de rouages mécaniques dans les machines avec lesquelles nous photographions, force est de reconnaître qu'elles ne peuvent généralement plus autoriser que la seconde des deux justifications envisagées par le narrateur (certes on pourra dire que l'habileté technique réside encore dans la manipulation des commandes de la machine et que l'habileté artistique demeure dans l'usage esthétique des processus machinaux). Reste que notre publicité cultive notre émerveillement à l' égard de l'intelligence non des utilisateurs mais de leurs outils. Et l'orgueil est souvent de posséder cet objet qui est d'autant plus performant qu'il fait excellement ce qu'on avoue ouvertement ne pas savoir faire (c'est au fond le plaisir pris à faire quelque chose qu'on ne pourrait pas faire sans l'objet: le vélo, la voiture et le télescope ont dû donner, au temps de leur invention, des plaisirs de même farine).


dimanche 15 décembre 2024

En lisant Italo Calvino (1)

C'est une nouvelle écrite en 1955, elle a pour titre L'aventure d'un photographe, on peut la lire dans Les amours difficiles (Folio nº 7275). Elle commence ainsi :

" Quand arrive le printemps, par centaines de milliers, les citadins sortent le dimanche avec leur étui en bandoulière. Et ils se photographient."

Ils n'attendent plus le printemps, ni le dimanche et ils n'ont plus besoin de sortir : ils photographient désormais chaque jour et toute l'année, à l'intérieur comme à l'extérieur. Pour sûr, ils continuent de " se " photographier mais " se  " renvoie maintenant autant ou même plus à la personne du photographe qu'aux autres. Or c'est le " geste de l'enfant avec son petit seau " et le " reflet du soleil sur les jambes de leur femme " que Calvino donne comme exemples de photo, associés, c'est vrai, à celle du paysage (" ce torrent des Alpes "). En gros, ils photographiaient alors leur famille et la nature.

" Ils rentrent chez eux contents comme des chasseurs à la gibecière pleine à ras bord, ils passent leurs journées à attendre avec une douce anxiété de voir leurs photos développées."

Ils ne font plus l'expérience du ras bord car il n'y a  jamais de trop-plein, et ils n'attendent rien, sinon peut-être l'occasion de la prochaine photo, de toute façon instantanément là dans sa perfection, le développement papier étant en général sorti des esprits. Ils ne sont plus des chasseurs, car, à la différence de l'expérience de la chasse, il n'y a plus à guetter l'objet de la prochaine photo : leurs munitions sont infinies autant que leurs cibles. S'il y a peut-être anxiété, c'est par rapport non à la qualité de la photo mais à celle de la réception de la photo : ils craignent qu'elle ne soit pas likée. 

"(Anxiété à laquelle certains ajoutent le plaisir subtil de manipulations alchimiques dans la chambre noire, à l'âcre odeur d'acide et interdite aux intrusions des proches) "

Plus d'odeur ni d' obscurité ni de solitude, plus d'évaluation sensorielle, voire sensuelle, des réactions chimiques. Plus de plaisir subtil mais la satisfaction ordinaire et vite oubliée que leurs doigts ont touché comme il faut pour faire varier l'image, variation réversible et cumulable avec une infinité d'autres (" tu as tout, pas besoin de choisir ! "), l'apprentissage de la miraculeuse efficacité en ce domaine s'étant lui-même  réduit à guère plus qu'un instant. 

À ma surprise, à sa description qui évoque un monde passé, l'écrivain ajoute .

" et (ils) ne semblent prendre possession tangible de la journée passée que lorsqu'ils ont sous les yeux leurs photos ; alors seulement (les choses photographiées, cf les trois exemples présentés plus haut) acquièrent l'irrévocabilité de ce qui a été et ne peut plus être mis en doute. Le reste peut bien se noyer dans l'ombre incertaine du souvenir."

Ainsi se termine le premier paragraphe de la nouvelle. Ces dernières lignes m'embarrassent agréablement car je sens que l'objectif de la photo (au sens non d'objet photographié mais de fin visée par elle) n'est peut-être pas devenu aussi obsolète que sa technique et ses conditions. C'est l'expression " possession tangible " qui me retient surtout. Photographier aujourd'hui un plat qu'on va manger, par exemple, ou un tableau célèbre qu'on est allé voir dans quelque musée, n'a-t-il rien à voir avec une prise de possession ? Certes il y a une différence : ce que Calvino note, c'est l'éternisation de quelque chose de rare qu'on ne peut  à cause de sa grande valeur confier seulement à la mémoire, trop fragile. De l'autre côté, comme semble avoir disparu la recherche du  rare et du précieux, sauf peut-être en tant que vaguement évoqués par un " super " qualifiant de fait l'ordinaire et le répétitif, il ne s'agit pas de mise à l'abri de l'oubli mais de possession ostensible et ostentatoire, ouvertement destinée à susciter l'envie, bien sûr douce et amicalement provoquée,  chez le récepteur de la photo, envie qui fera renvoyer à l'envoyeur une autre photo de possession certifiée, comme dans une sorte de potlach du pauvre.

vendredi 1 novembre 2024

Une expérience de bon.ne élève en classe de philosophie.

" Les paroles devenaient de plus en plus légères. Comme tous les jours. Il commençait simplement, puis les paroles s'élevaient ; il devenait difficile alors de le suivre. Si elle se retournait, Inès savait qu'elle surprendrait les yeux ensommeillés de ses compagnes. Elle y verrait, à tout le moins, incompréhension et ennui. Comme tous les jours. Quand les paroles de fray Ossorio devenaient compliquées, elle se savait élue, détachée des autres ; elle seule pouvait suivre et comprendre ses propos. En réalité, fray Ossorio, sans le savoir, ne parlait que... pour elle. Ses paroles étaient comme le pont tendu, chaque matin, entre l' âme d'Inès et la Divinité, comme l'échelle permettant à Inès de s'éloigner, de se perdre dans la félicité, toujours poussée par les paroles de fray , s'y accrochant. Elle savait qu'aussitôt le silence revenu, elle retomberait. Quand l'homélie se terminait, quand fray Ossorio retournait à l'autel et entonnait le Credo, l'âme d'Inès redescendait, retournait sans sa boîte, s'éloignait du Seigneur. Et ce jusqu'au lendemain." (Gonzalo Torrente Ballester, Au gré des vents, 1960, in Les délices et les ombres, p. 399, Actes Sud, 1998)

Il y a aussi des conversions philosophiques qui empruntent moins aux initiations religieuses. Il se peut aussi que le nom de qui profère les paroles-échelle ne soit pas, comme pour Inès, omniprésent dans l'esprit de l'élève, ou nom du professeur écouté ou nom du philosophe lu et médité, mais aussi paradoxal que cela paraisse, il est ordinaire que l'accès à la raison philosophique impersonnelle passe par une seule personne, aux paroles de laquelle l'élève est attentif. Il se peut que l'attraction des paroles s'étende aux gestes, aux intonations, au corps tout entier de qui parle, mais l'illusion du professeur est  de croire que c'est lui qui est aimé : non, il n'est aimé qu'en tant que disant ces paroles, et celles-ci n'ont de prix qu'au sein d'une institution spécifique, dans un monde social donné. 

vendredi 18 octobre 2024

Spinoza : par rapport à qui peut-on être qualifié de lâche ?

Partons de la définition qu' à la fin de la partie III de l'Éthique, Spinoza donne de pusillanimitas, mot que Bernard Pautrat (2023) traduit par lâcheté : elle est clairement relationnelle et exclut que la lâcheté soit une caractéristique intrinsèque de la personne (comme la couleur de ses yeux par exemple ou la capacité de raisonner) :

" Pusillanimitas dicitur de eo, cujus Cupiditas coercetur timore periculi, quod ejus aequales subire audent."

"  La Lâcheté se dit de celui dont le Désir est réprimé par la peur d'un danger auquel ses égaux ont la hardiesse de s'exposer."

Prise en elle-même, la référence aux égaux (aequales) pourrait être énigmatique mais l'explication de cette définition l'éclaire : par égaux, Spinoza entend ici " la plupart des  hommes " (plerique). On réalise que le lâche est d'abord un minoritaire au sein d'une société. Spinoza ne l'a pas envisagé, mais on pourrait préciser, en prenant nos libertés par rapport à Spinoza :  au sein d'une culture, ce qui conduirait à affirmer par exemple que x est lâche dans telle culture et non-lâche dans telle autre. Mais ce n'est pas ce qui m'intéresse ici.
Ce qui est troublant, c'est que, dans le seul autre texte où Spinoza clarifie ce qu'il entend par pusillanimitas, c'est-à-dire dans le scolie de le proposition 51 de la troisième partie de l'Éthique (il n'y a pas d'autre occurrence dans le reste de l'oeuvre), le point de comparaison pour déterminer si quelqu'un est lâche ou non n'est plus la plupart des hommes mais l'auteur de l'Éthique lui-même :

" Ensuite me semblera  peureux (timidus) celui qui a peur d' un mal que je tiens ordinairement pour négligeable (quod ego contemnere soleo), et si en outre je prête attention à ceci que son Désir est réprimé par la peur d'un mal qui ne peut m'arrêter, je le dirai lâche et ainsi jugera chacun."

Il est bien clair que Spinoza n' est ici rien de plus qu' un représentant de l'homme ordinaire. Il s'ensuit que, pour qu'on dispose, malgré la différence entre les deux textes, d'un critère univoque permettant de déterminer la lâcheté, on doit donc présupposer que chacun, en tant que juge pertinent de la lâcheté des autres, appartient à l'ensemble de la plupart des hommes. 
On retrouve exactement le même problème au niveau de la détermination de la hardiesse (audacia, traduit par Pautrat en 1988 par courage, puis en 2023 par hardiesse). Dans la définition de la hardiesse, Spinoza se réfère aux égaux et dans le scolie déjà cité, où il traite aussi de la hardiesse, il se réfère à lui-même.
Mais qu'est-ce qui assure celui qui juge qu'il n'appartient pas à la minorité, mais bien à la majorité ? Ou, plus précisément, qu'est-ce qui m'assure que mon idée que le mal qui contraint autrui à la lâcheté en est un, qui ne pourrait pas m' arrêter, si j'étais à sa place ? Suis-je bien certain de ne pas juger comme un intrépide ? 
Faisons l'hypothèse, vu l'absence de texte spinoziste sur le sujet, que ce qui m'assure que j'ai raison, c'est l'accord de la majorité, le désaccord ou accord d'un autre homme  ayant la même incertitude que mon propre jugement. Dit autrement, qualifier un homme de lâche ou de hardi ne nécessite aucun développement particulier de la raison, pas besoin d' appartenir à l'élite des philosophes pour pouvoir le faire. En revanche, pas possible de surmonter son intrépidité ou sa lâcheté sans avoir développé de manière exceptionnelle la raison (on entend ici par surmonter, transformer la passivité de l'affect en activité de la raison et non pas être dominé par un affect plus puissant que celui dont on désire se débarrasser).






lundi 14 octobre 2024

Spinoza, équivoque sur la cruauté.

À Maxime, qui ne la connaît pas encore !

Y a-il une cruauté objective ? Si c'est le cas, on pourra donner raison ou tort à qui formule un jugement du type " x est cruel avec y ". Consulté sur le sujet, Spinoza ne donne pas une réponse univoque. En fait, crudelitas (que Spinoza donne pour synonyme de saevitia) n'apparaît que deux fois dans le corpus spinoziste : dans l' Éthique et jamais, entre autres, dans les textes politiques - on ne pourra donc pas établir une politique de la cruauté d'inspiration spinoziste -. 
Sa première occurrence est dans la troisième partie de l'Éthique : c'est un scolie d'un corollaire de la proposition XLI. Le corollaire envisage le cas de quelqu'un qui s'imagine aimé d'une personne qu' il déteste. Spinoza déduit de ses thèses antérieures qu'alors cette personne ressentira de manière conflictuelle à la fois de l'amour et de la haine pour celle qui l'aime. Le scolie en question ajoute :

" Quod si Odium praevaluerit, ei, a quo amatur, malum inferre conabitur, qui quidem affectus Crudelitas appellatur, praecipue si illum, qui amat, nullam odii communem causam praebuisse creditur."

Ce que Bernard Pautrat (2022) traduit ainsi :

" Que si la Haine a prévalu, il s'efforcera de faire du mal à qui l'aime, affect qui s'appelle Cruauté, surtout si l'on croit que celui qui aime n'a fourni aucune raison commune de haine."

Dans la note correspondant à ce court texte, Bernard Pautrat relève que " la définition (...) frappe par sa singularité ". Nous reviendrons sur ce jugement. En tout cas, trois conditions  apparaissent : deux  qu'on peut appeler, chacune, nécessaires et, prises ensemble, suffisantes (il faut que la personne soit détestée par nous et il faut qu'elle nous aime), l'autre que j'appellerai aggravante (la cruauté s'aggrave si la personne aimée et détestée est, par rapport à nous, tout à fait innocente). Définie ainsi, la cruauté ne peut pas être identifiée à partir du seul comportement, des seuls actes (par exemple, la nuisance que j'observe pourrait être d'une personne haineuse vis-à-vis d' une autre personne haineuse) ; doivent être prises en compte les intentions et le passé de la relation entre le cruel et sa victime. En revanche ce qui peut être généralement constaté, c'est qu'un tort, un dommage (malum ou damnum) est bel et bien effectif.
Cela dit, même si l'identification de la cruauté est complexe, il est possible de distinguer qui est vraiment cruel de qui ne l'est qu'apparemment (parce que, par exemple, la victime, contrairement aux premières impressions, n'aime pas la personne qui est cruelle à son égard).
Seulement Spinoza ne va pas en rester là et va brouiller les pistes en faisant entrer le jugement " x est cruel par rapport à y " dans l'ensemble des jugements essentiellement subjectifs, donc dépourvus de vérité objective.
En effet, à la fin de la troisième partie, dans les Définitions des affects, Spinoza consacre une deuxième définition, la 38ème, à la cruauté, la voici :

" Crudelitas, seu Saevitia est Cupiditas, qua aliquis concitatur ad malum inferendum ei, quem amamus, vel cujus nos miseret" 
" La Cruauté ou Férocité est le Désir qui excite quelqu'un à faire du mal à qui nous aimons, ou bien à qui nous fait pitié."

C'est un changement radical de perspective : en effet les intentions du cruel ne sont pas plus à prendre en compte que celles de sa victime - pas plus d'ailleurs que l'histoire de leur relation - : tout est désormais dans la relation de l'observateur avec la victime. Si j'aime la victime ou si j'en ai pitié, j'ai certes raison si j'affirme que le tiers qui lui nuit est cruel - car je ressens l'action comme cruelle - mais je n'ai pas raison au sens où tout le monde devrait, en réfléchissant bien, s'accorder sur la réalité de cette cruauté (le seul jugement objectif dans ce contexte est " x est pour z - en l'occurrence, moi - cruel par rapport à y "). En somme, avoir raison dans un tel cas, si on énonce le jugement, c'est juste être sincère (j'aurais tort si je me cachais ou si je cachais à autrui ce que je ressens).
Dans le premier texte, la cruauté est déterminable objectivement par l'analyse d'une double relation, extérieure à l'analyste ; dans le deuxième, elle n'est déterminable que subjectivement, précisément sous deux conditions affectives : l'amour et la pitié (on ne prendra pas ici en compte la complication résidant dans le fait que Spinoza distingue la pitié-commisération de la pitié-miséricorde).
Pour résumé, lisant Spinoza, je ne sais pas si la cruauté est un objet possible pour la raison (texte 1) ou seulement un objet possible pour mes passions (texte 2). Ce qui est singulier, c'est moins la première définition que la coexistence au sein de l'Éthique de ces deux définitions, à la lettre contradictoires.







jeudi 4 avril 2024

Enseigner la philosophie : débarrasser le chêne du lierre qui le parasite ?

On lit dans Lamiel (chapitre 5) de Stendhal le dialogue suivant entre le docteur Sansfin qu'on imaginera professeur de philosophie et Lamiel, qui jouera alors le rôle de l'élève :

" - Et vous-même, docteur, ne craignez-vous pas de m'ennuyer en m'enseignant ce que vous appelez le bon sens ?
- Non, car ce que je vous demande c'est du travail et, dès qu'on y réussit, le travail donne du plaisir et chasse l'ennui. Figurez-vous que de toutes les choses que croit une jolie fille de basse Normandie, il n'en est pas une qui, plus ou moins, ne soit une sottise ou une fausseté. Qu'est-ce que fait le lierre que vous voyez là-bas dans l'avenue sur les plus beaux chênes ?
- Le lierre embrasse étroitement un côté du tronc et ensuite suit leurs principales branches.
- Eh bien ! reprit le docteur, l'esprit naturel que le hasard vous a donné, c'est le beau chêne ; mais tandis que vous croissiez, les Hautemare (les parents adoptifs de Lamiel) vous disaient chaque jour douze ou quinze sottises qu'ils croyaient eux-mêmes, et ces sottises s'attachaient à vos plus belles pensées comme le lierre s'attache aux chênes de l'avenue. Je viens, moi, couper le lierre et nettoyer l'arbre. En vous quittant, vous allez me voir de votre fenêtre, descendre de cheval, et couper le lierre des vingt arbres à gauche. Voilà ma première leçon donnée, cela s'appellera la règle du lierre. Écrivez ce mot sur la première page de vos heures (votre bréviaire), et toutes les fois que vous vous surprenez à croire quelque chose de ce qui est écrit sur ce livre-là, dites-vous le mot lierre. Vous parviendrez à connaître qu'il n'y a pas une des ideés que vous avez actuellement qui ne contienne un mensonge.
- Ainsi, s'écria Lamiel en riant, quand je dis qu'il y a trois lieues et demie d'ici à Avranches, je dis un mensonge ! Ah ! mon pauvre docteur, quelles sornettes vous me débitez ! Par bonheur, vous êtes amusant. "

Un tel professeur de philosophie aujourd'hui serait de son temps, en ce qu'il flatterait l'amour-propre de chaque élève (" chacun de vous est un bel arbre ! "), et très démodé aussi bien par sa confiance absolue dans la raison, appelée ici bon sens. En revanche Lamiel représente une ironie toujours possible, qui pourrait alller jusqu'à dire à son maître : " Et si vos paroles n'étaient, elles, que du gui ? ".