Bien que la première fable de La Fontaine n'explicite pas la leçon, il est facile d'identifier ce dont manque la cigale de la fable : elle est imprévoyante, imprudente. Plus précisément, elle ne prend pas l'avenir autant au sérieux que le présent et court donc le risque de souffrir plus tard. La fourmi est, à l'opposé, l'incarnation de la prévoyance. La fable met donc en garde contre l' hédonisme aveugle.
Aussi un maître épicurien pourrait en recommander la lecture à ses disciples : être heureux ne veut pas dire tirer le plus de plaisir de chaque instant.
Je me demande en revanche si la fable pourrait être retenue par un enseignement stoïcien, sachant que ce dernier encourage l'effort et qu' Hercule (et ses travaux) a été un modèle de cette philosophie. Il faudrait donc que la fourmi soit herculéenne en miniature et que la cigale exemplifie le laisser-aller : or la fable dit seulement la continuité imperturbable de son chant et le lecteur sait en général que c'est sa nature de cigale qui s'exprime par cette " musique ". De même, la fourmi fait ce qu'elle doit en accumulant. Aucune des deux activités n'est donc signalée comme peine ou comme passe-temps.
On dira cependant que, dans les remarques de la fourmi, transparaît le mépris pour l'activité de la cigale, chant et danse apparaissant à ses yeux comme des divertissements. Alors pourquoi ne pas mettre finalement la fourmi du côté de l'homme qui fait ce qu'il doit, ce qui est convenable (travailler pour vivre) et l'opposer à l'homme qui n'a pas la force de faire ce qu'il est convenable de faire (d'abord travailler, se divertir ensuite) ? On pourrait en fin de compte enrégimenter la fable dans l'arsenal du pédagogue stoïcien.
Mais quel usage philosophique faire de la seconde fable, Le corbeau et le renard ? C'est très simple, vu qu'elle met ouvertement en garde contre la flatterie : en effet, que l'enseignement soit platonicien, ou stoïcien ou épicurien ou autre (il suffit au fond que l'enseignement en question se propose de convertir un disciple à une vérité nouvelle, quel que soit son contenu), il est toujours utile au maître d'avertir l'élève qu'il court le risque de rencontrer un flatteur qui lui nuira en l'assurant qu'il sait déjà tout ce qu'il doit savoir et que ce serait donc à lui, le flatté, de donner des leçons.
Ce qu'il est plus difficile de déterminer dans cette nouvelle fable, c'est ce dont manque le corbeau. Le renard, lui, est tout d'une pièce en effet : il est rusé et totalement dépourvu de remords. En effet la leçon qu'il donne doit encourager le corbeau non pas à ne pas flatter mais à ne plus être victime des flatteurs. Ce renard transmet une leçon de Realpolitik en somme, laissant à l'oiseau deux options : la première, déjà dite, revient à se mettre à l'abri des flatteurs ; la seconde, non dite mais pas exclue par le texte, consiste à se conserver, à se développer en obtenant à son tour des biens grâce à la flatterie.
Mais revenons au corbeau : qu'a-t-il fait de faux ? S'il s'était contenté de jouir de la flatterie visant son plumage, il n'aurait rien perdu car il n'aurait pas ouvert le bec. S'il a laissé tomber son fromage, c'est par ce qu'il a voulu vérifier l'hypothèse ouverte par le renard qui, au fond, est un flatteur particulièrement habile parce qu'il accroît son pouvoir en se présentant comme ne sachant pas, par un scepticisme simulé, qui n'a aucune fin théorique (mieux connaître) mais une seule fin pratique (mieux vivre). L'erreur du corbeau est donc de croire que le renard cherche la vérité sur lui, alors qu'en fait il ne cherche que le profit pour soi. Le corbeau manque donc d'intelligence, comme il est dit dans la fable de Phèdre du même nom :
" Le corbeau dupé gémit de sa stupidité. Ceci montre combien l'intelligence a de valeur." (Fables, Hachette, 1929, p. 16)
Le corbeau prend le renard pour un chercheur et veut l'aider dans sa recherche de vérité, sans voir qu'il n'est qu'un profiteur qu'il va, malgré lui, aider dans sa recherche de profit.
Reste que ce désir de contribuer à une recherche mal comprise quant à ses fins ne suffit pas à expliquer l'échec du corbeau : son erreur de base, qui est la condition du succès de la tactique du renard, est de ne pas avoir appliquer le principe de contradiction, si on peut dire ; ce principe commande qu' ou on ouvre la bouche et perd le fromage, ou on ferme la bouche et garde le fromage. Emporté par son désir de plaire (autre élément essentiel sans lequel le corbeau n'aurait pas participé à la vérification de l'hypothèse du renard), le malheureux " phénix " pense qu'il peut avoir le bec ouvert (pour chanter) et fermé (pour conserver le fromage). Reste à s'interroger sur la cause de cette erreur : est-ce le plaisir de la flatterie visant le plumage qui le conduit à une réflexion précipitée (" je vais donc ouvrir le bec ") ou la flatterie n'a-t-elle d'effet que parce que l'intelligence du corbeau est limitée et éclaire mal les conditions de ses actions ? Je penche d'abord pour le premier élément de l'alternative :
" À ses mots le corbeau ne se sent pas de joie,
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laissant tomber sa proie."
Le corbeau manque certes d'intelligence, mais cette intelligence n'est pas celle des moyens en vue d'atteindre ses fins propres, c'est l'intelligence de soi : pas assez lucide sur le plaisir qu'il prend à entendre dire du bien de soi, il ne sait pas les effets désastreux de ce plaisir sur ses capacités cognitives.
La leçon de la fable est donc : méfions-nous des faux chercheurs qui nous font déraisonner, tant nous nous aimons.
On pourrait en somme choisir cette fable pour illustrer la proposition 55 de la quatrième partie de l'Éthique de Spinoza :
" Maxima superbia, sive abjectio est maxima sui ignorantia."
" L'orgueil maximal, comme la dépréciation maximale de soi, est l'ignorance de soi maximale." (traduction personnelle)