Les philosophes antiques à notre secours.
ISSN 2270-6968
lundi 16 décembre 2024
En lisant Italo Calvino (2)
dimanche 15 décembre 2024
En lisant Italo Calvino (1)
C'est une nouvelle écrite en 1955, elle a pour titre L'aventure d'un photographe, on peut la lire dans Les amours difficiles (Folio nº 7275). Elle commence ainsi :
" Quand arrive le printemps, par centaines de milliers, les citadins sortent le dimanche avec leur étui en bandoulière. Et ils se photographient."
Ils n'attendent plus le printemps, ni le dimanche et ils n'ont plus besoin de sortir : ils photographient désormais chaque jour et toute l'année, à l'intérieur comme à l'extérieur. Pour sûr, ils continuent de " se " photographier mais " se " renvoie maintenant autant ou même plus à la personne du photographe qu'aux autres. Or c'est le " geste de l'enfant avec son petit seau " et le " reflet du soleil sur les jambes de leur femme " que Calvino donne comme exemples de photo, associés, c'est vrai, à celle du paysage (" ce torrent des Alpes "). En gros, ils photographiaient alors leur famille et la nature.
" Ils rentrent chez eux contents comme des chasseurs à la gibecière pleine à ras bord, ils passent leurs journées à attendre avec une douce anxiété de voir leurs photos développées."
Ils ne font plus l'expérience du ras bord car il n'y a jamais de trop-plein, et ils n'attendent rien, sinon peut-être l'occasion de la prochaine photo, de toute façon instantanément là dans sa perfection, le développement papier étant en général sorti des esprits. Ils ne sont plus des chasseurs, car, à la différence de l'expérience de la chasse, il n'y a plus à guetter l'objet de la prochaine photo : leurs munitions sont infinies autant que leurs cibles. S'il y a peut-être anxiété, c'est par rapport non à la qualité de la photo mais à celle de la réception de la photo : ils craignent qu'elle ne soit pas likée.
"(Anxiété à laquelle certains ajoutent le plaisir subtil de manipulations alchimiques dans la chambre noire, à l'âcre odeur d'acide et interdite aux intrusions des proches) "
Plus d'odeur ni d' obscurité ni de solitude, plus d'évaluation sensorielle, voire sensuelle, des réactions chimiques. Plus de plaisir subtil mais la satisfaction ordinaire et vite oubliée que leurs doigts ont touché comme il faut pour faire varier l'image, variation réversible et cumulable avec une infinité d'autres (" tu as tout, pas besoin de choisir ! "), l'apprentissage de la miraculeuse efficacité en ce domaine s'étant lui-même réduit à guère plus qu'un instant.
À ma surprise, à sa description qui évoque un monde passé, l'écrivain ajoute .
" et (ils) ne semblent prendre possession tangible de la journée passée que lorsqu'ils ont sous les yeux leurs photos ; alors seulement (les choses photographiées, cf les trois exemples présentés plus haut) acquièrent l'irrévocabilité de ce qui a été et ne peut plus être mis en doute. Le reste peut bien se noyer dans l'ombre incertaine du souvenir."
vendredi 1 novembre 2024
Une expérience de bon.ne élève en classe de philosophie.
" Les paroles devenaient de plus en plus légères. Comme tous les jours. Il commençait simplement, puis les paroles s'élevaient ; il devenait difficile alors de le suivre. Si elle se retournait, Inès savait qu'elle surprendrait les yeux ensommeillés de ses compagnes. Elle y verrait, à tout le moins, incompréhension et ennui. Comme tous les jours. Quand les paroles de fray Ossorio devenaient compliquées, elle se savait élue, détachée des autres ; elle seule pouvait suivre et comprendre ses propos. En réalité, fray Ossorio, sans le savoir, ne parlait que... pour elle. Ses paroles étaient comme le pont tendu, chaque matin, entre l' âme d'Inès et la Divinité, comme l'échelle permettant à Inès de s'éloigner, de se perdre dans la félicité, toujours poussée par les paroles de fray , s'y accrochant. Elle savait qu'aussitôt le silence revenu, elle retomberait. Quand l'homélie se terminait, quand fray Ossorio retournait à l'autel et entonnait le Credo, l'âme d'Inès redescendait, retournait sans sa boîte, s'éloignait du Seigneur. Et ce jusqu'au lendemain." (Gonzalo Torrente Ballester, Au gré des vents, 1960, in Les délices et les ombres, p. 399, Actes Sud, 1998)
Il y a aussi des conversions philosophiques qui empruntent moins aux initiations religieuses. Il se peut aussi que le nom de qui profère les paroles-échelle ne soit pas, comme pour Inès, omniprésent dans l'esprit de l'élève, ou nom du professeur écouté ou nom du philosophe lu et médité, mais aussi paradoxal que cela paraisse, il est ordinaire que l'accès à la raison philosophique impersonnelle passe par une seule personne, aux paroles de laquelle l'élève est attentif. Il se peut que l'attraction des paroles s'étende aux gestes, aux intonations, au corps tout entier de qui parle, mais l'illusion du professeur est de croire que c'est lui qui est aimé : non, il n'est aimé qu'en tant que disant ces paroles, et celles-ci n'ont de prix qu'au sein d'une institution spécifique, dans un monde social donné.
vendredi 18 octobre 2024
Spinoza : par rapport à qui peut-on être qualifié de lâche ?
Partons de la définition qu' à la fin de la partie III de l'Éthique, Spinoza donne de pusillanimitas, mot que Bernard Pautrat (2023) traduit par lâcheté : elle est clairement relationnelle et exclut que la lâcheté soit une caractéristique intrinsèque de la personne (comme la couleur de ses yeux par exemple ou la capacité de raisonner) :
" Pusillanimitas dicitur de eo, cujus Cupiditas coercetur timore periculi, quod ejus aequales subire audent."
lundi 14 octobre 2024
Spinoza, équivoque sur la cruauté.
jeudi 4 avril 2024
Enseigner la philosophie : débarrasser le chêne du lierre qui le parasite ?
On lit dans Lamiel (chapitre 5) de Stendhal le dialogue suivant entre le docteur Sansfin qu'on imaginera professeur de philosophie et Lamiel, qui jouera alors le rôle de l'élève :
mardi 13 février 2024
Éduquer et rejeter.
Comment constituer une pédagogie qui d'une part, comme il se doit, favorise le développement du meilleur de chaque élève, en reposant sur une certaine confiance, et d'autre part, respecte la vérité de la dernière phrase de l'Éthique de Spinoza ?
" Omnia praeclara tam difficilia, quam rara sunt." " Tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare. " (traduction de Bernard Pautrat).
On entend par contraste la rengaine ressassée de la garderie à l'université : " Tout ce qui est remarquable est facile autant que fréquent."
En écho au problème posé, ces lignes de Denis Kambouchner à propos du monde des " généreux ", tel que Descartes l'entend :
" Leur société restera donc, non par vocation (comme les critiques récentes de l'humanisme le suggèrent à l'envi), mais par la force des choses, une société partielle et minoritaire." (La question Descartes, Gallimard, 2023, p. 287)
Y aurait-il un mensonge au sein de la pédagogie la plus honorable ? L'association que fait Platon dans La République entre éduquer et cacher, éduquer et exclure est-elle donc inévitable ?
mardi 6 février 2024
De l'oison à la mouche.
Denis Kambouchner, dans La question Descartes (Folio, 2023), examinant le problème de la pensée des animaux, cite ce passage de la lettre à Chanut du 6 juin 1647 :
" C'est Dieu seul qui est la cause finale aussi bien que la cause efficiente de l'univers ; et pour les créatures, d'autant qu'elles servent réciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cet avantage, que toutes celles qui lui servent sont faites pour elle." (p. 271)
Il rapproche ensuite de ce texte quelques lignes de Montaigne (Essais, II, 12) où la créature devient un oison, doté lui d'une conscience égocentrique de l'interdépendance mentionnée par Descartes :
" Pourquoi ne dira un oison ainsi : Toutes les pièces de l'univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le Soleil à m´éclairer, les étoiles à m'inspirer leurs influences ; j'ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il n'est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi ; je suis le mignon de nature ; n'est-ce pas l'homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? c'est pour moi qu'il fait et semer et moudre ; s'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon, et si fais-je moi les vers qui le tuent et qui le mangent."
On notera d'abord que ce dernier texte conduit à penser Épictète, et conséquemment tout stoÏcien providentialiste, aussi naïf qu'un oison, quand il écrit dans les Entretiens I, 16 :
" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire."
Ensuite que l'oison de Montaigne raisonne comme les hommes finalistes critiqués par Spinoza dans l'appendice de la première partie de l´Éthique.
Enfin, que la mouche nietzschéenne hérite de l'égocentrisme du petit de l'oie montanien :
« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » (Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)
Amusant de relever qu'autant les lignes de Montaigne que celles de Nietzsche ne viennent illustrer la position cartésienne qu'au prix d'une trahison majeure de la pensée de Descartes : leur fable présuppose une conscience de l'animal.
mardi 2 janvier 2024
Kafka et la caricature involontaire de l'apathie stoïcienne.
En 1912, Kafka a écrit un court texte, intitulé Décisions (Entschlüsse), qui ne fait guère plus qu'une demie-page. Le thème en est l'impossibilité de " s'extraire d'un état misérable " et la manière de remédier à une telle impossibilité. C'est dans la description de cette solution à l'absence de Solution, si on peut dire, que je vois comme l'ombre déformée et hostile de l'apathie stoïcienne :
" C'est pourquoi le meilleur conseil demeure quand même de tout accepter, de se comporter comme une masse pesante, et si l'on se sent soi-même propulsé par un souffle (sich selbst fortgeblasen), de ne se laisser entraîner à aucun pas inutile, de regarder autrui avec un regard bestial (Tierblick), de n'éprouver aucun remords, bref d¨écraser de sa propre main ce qui subsiste encore fantomatiquement de la vie, c'est-à-dire d'accroître encore l'ultime repos tombal (die letzte grabmässige Ruhe) et de ne plus rien laisser persister d'autre que lui." (Nouvelles et récits, La Pléiade, p.16)